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échoué sur une grève. Tout près est le faubourg habité par les citoyens aisés de Chicago. Ici sont de belles allées et des maisons de bois aux blanches colonnes, aux élégans portiques, entourées de jardins remplis de fleurs. Une de ces maisons est au centre d’un véritable parc. Je vois de belles serres. Suis-je encore près du lac Michigan ?

Une autre maison est celle de M. Ogden, à qui je suis recommandé. Personne ne peut mieux me renseigner sur Chicago que M. Ogden; personne ne connaît mieux cette ville; il l’a vue naître et a aidé à la faire. M. Ogden est venu jeune dans ce pays, où il avait une propriété. Il a été chargé de vendre les terres de l’état; il en a acheté lui-même. Il a donc assisté, pour ainsi dire, au développement de Chicago; il y a pris une part active. Comme nous nous promenions dans son jardin, il m’a montré un-arbre, reste de la forêt primitive, et il m’a dit : « Il y a quinze ans, je suis venu ici; j’ai attaché mon cheval à cet arbre, qui était au cœur de la forêt. » Ce lieu ressemble maintenant à la forêt primitive comme le jardin du plus gracieux cottage aux environs de Londres ou sur les hauteurs de Passy.

M. Ogden m’a présenté à une dame française de Chicago, parfaitement française de langage et de manières, et dont le père était un chef indien. «On n’est point humilié de cette origine, m’a-t-il dit, le préjugé de couleur n’existe point pour la race indienne : c’est une noble race. « En effet, si les mœurs des anciens maîtres du sol étaient barbares, leurs sentimens étaient souvent héroïques. Ils avaient dans leurs manières le calme et le self possession qui partout donnent la distinction. Leur langage était poétique, leurs discours parfois d’une véritable éloquence; ils avaient même de l’esprit et savaient employer une certaine ironie calme qui parfois embarrassait et déconcertait leur interlocuteur. On m’en a cité deux exemples. Un chef, ayant reçu la Visite d’un envoyé des États-Unis, le fit asseoir près de lui sur un tronc d’arbre. Tandis que l’envoyé parlait, l’Indien le poussait doucement vers l’extrémité du tronc qui leur servait de siège à tous deux. Enfin le blanc se récria : «Vous me poussez toujours, je n’ai plus de place pour m’asseoir. — Voilà, mon père, reprit le sauvage, comme vous faites pour les Indiens. »

Le célèbre Red-Jacket, l’un des derniers parmi les aborigènes qui ait cherché à lutter contre l’envahissement de la race blanche, défendait, il y a une vingtaine d’années, devant le jury un de ses compatriotes accusé de meurtre et qui fut acquitté. Après le jugement, Red-Jacket s’approcha de l’attorney qui avait soutenu l’accusation et lui dit : «Sans doute mon frère avait fait un grand mal à quelqu’un de tes parens. » L’attorney l’assura qu’il n’en était rien, et tenta de lui expliquer quelle était la nature de ses fonctions. Le chef écouta en silence, puis il reprit : «Reçois-tu de l’argent pour remplir ces