que du milieu du fleuve; puis, arrivé sur le bord opposé, on découvre en plein les deux autres chutes, qu’on ne voyait que de côté ou d’en haut sur le rivage américain. On peut s’avancer entre le rocher et la cataracte. J’ai essayé de cette singulière promenade, que Volney croyait impossible, et qui se fait maintenant à peu près sans danger. Je l’ai trouvée plus extraordinaire qu’agréable, surtout quand on la fait avec des lunettes. Il me semblait être sous une immense gouttière. En somme, j’aime mieux voir la cataracte que la recevoir. Ici seulement je n’ai pas trouvé ce que j’attendais. Un autre point de vue vanté, le Table Rock, n’existe plus : le rocher s’est écroulé en grande partie; la saillie qu’il projetait au-dessus du fleuve est maintenant éboulée. Le lieu d’où l’effet de la chute m’a semblé le plus étourdissant, c’est l’extrémité d’une poutre qui avance audessus d’une espèce de degré, lequel est très près du gouffre. Debout sur cette poutre, on domine le cratère où l’eau se précipite, bouillonne et mugit. Au bout de quelques momens, on fait sagement de s’asseoir et de se laisser aller sans péril au tourbillonnement, qui paraît vous emporter et vous précipiter avec ce déluge assourdissant dans lequel on se croit entraîné. Ceci est tout-à-fait fantastique : c’est le rêve, le vertige. En présence de ce désordre immense, on se sent transporté par la pensée au temps des plantes colossales, des animaux gigantesques, au temps où se creusait le lit des océans, et où les chaînes de montagnes étaient soulevées par les forces déchaînées de la nature. Niagara vous apparaît comme le contemporain de ces êtres monstrueux, comme le produit de ces forces encore déréglées, comme un cataclysme de l’ancien monde.
Il y a des gens qui trouvent les chutes du Niagara très inférieures à ce que leur imagination avait conçu. J’en fais compliment à leur imagination. Peut-être qu’en présence de l’objet, leur pensée ne peut concevoir ce que leur vue embrasse. Niagara est, comme Saint-Pierre, plus grand que nature, et par la même raison l’on n’en saisit pas toujours l’ensemble du premier coup. J’ai entendu aussi comparer diverses cascades à Niagara : c’est comparer un lac à l’Océan. J’ai vu bien des cascades en Suisse, en Écosse, en Norwége, dans les Pyrénées; — toutes ensemble se perdraient et se noieraient dans le Niagara, pygmées auprès d’un titan. Pour moi, les deux plus grandes choses de ce monde sont, parmi les monumens élevés par la main de l’homme, les ruines de Thèbes, et, parmi les œuvres de la nature, les chutes du Niagara.
Il faut songer que les grands lacs qui communiquent ensemble, l’Erié, le Michigan, le Saint-Clair, l’Huron, le Supérieur, qui, avec l’Ontario, forment le plus vaste amas d’eau douce qui existe sur la. terre, et tous les fleuves qui alimentent ces lacs, n’ont d’autre issue que cette chute. C’est une mer qui tombe, voilà tout.