pas passé un jour et demi, car je ne sais si j’aurais eu aussi bien ailleurs le spectacle d’une ville qui croît à vue d’œil, comme croissent les ailes de certains insectes. Il fallait un contretemps pour s’arrêter à Ogdensburg, dont personne ne m’avait parlé et que je n’oublierai pas.
La ligne de chemin de fer qui met Boston en communication par l’Ontario avec la route de l’ouest, cette ligne, ouverte récemment, communique à Ogdensburg un mouvement dont on ne parle pas encore parce qu’il commence à peine, mais qui n’en est que plus curieux à observer. On voit ici le passage de la bourgade à la grande ville. La peau de la chrysalide enveloppe encore le papillon qui commence à montrer ses ailes.
Un des plus intéressans spectacles que présentent les États-Unis à un Européen, c’est ce que j’appellerais volontiers l’embryogénie des villes ; on peut en faire un cours complet, depuis le groupe de maisons de bois, qui est le germe informe, jusqu’à la ville arrivée à terme, bien constituée, ayant sa vie individuelle, sa conformation régulière et tous ses membres en bon état. Entre ces deux termes extrêmes, il y a une quantité infinie de degrés. Ogdensburg répond à un de ces degrés intermédiaires d’une organisation qui est en voie de développement. Je n’avais jusqu’ici rien rencontré aux États-Unis qui, sous ce rapport, m’eût autant frappé. Dans cette ville ébauchée, tout est nouveau, inachevé ; en allemand, on dirait que c’est quelque chose qui devient (ein werden) ; c’est comme une maison qu’on commence à construire, une chambre en désordre qu’on est en train d’arranger. Imaginez de grandes rues droites, larges, bien alignées ; çà et là, au milieu de ces rues, une boue noire ; sur les côtés, des trottoirs en planches, remplacés dans certaines parties par des dalles magnifiques ; des groupes d’arbres qui ont appartenu à la forêt primitive, des terrains grossièrement enclos et qui ont l’air abandonné, dont on a pris possession, mais qu’on ne cultive pas encore, et tout à côté, de jolis jardins, d’élégans cottages, la civilisation la plus moderne qui s’établit sur un terrain défriché d’hier, le comfortable auprès de l’inculte ; des vaches paissant non loin d’un magasin de nouveautés où sont exposées les figures du Journal des Modes et les portraits des membres du gouvernement provisoire ; les ballots de marchandises dans la rue parmi des troncs d’arbres renversés, un mélange de sauvagerie qui s’en va et d’industrie qui arrive, quelque chose d’iroquois et de chinois : — voilà ce que je trouvai dans les rues parfaitement tracées et à moitié remplies d’Ogdensburg. Ces rues me disaient l’avenir de la ville ; on les fait toujours ainsi, larges, longues, régulières, car on a toujours l’idée que la cité qu’on bâtit sera une grande cité ; moi-même, je me représentais ce que serait dans vingt ans celle que je voyais ; elle aura peut-être cent mille âmes. Si un de mes lecteurs vient l’année prochaine à Ogdensburg, il ne trouvera