Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/578

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

celle que parle un petit Iroquois. Il a fallu à M. Marcou un travail de toute la vie pour se rendre compte de cette complication que le sauvage, à qui l’usage enseigne sa langue, ne soupçonne pas. De plus, il résulte de l’agglomération des radicaux qui s’altèrent en se combinant des composés d’une extrême longueur. Un seul mot iroquois veut dire : je donne de l’argent à ceux qui sont arrivés pour leur acheter encore des habits avec cela. Ce mot n’a que vingt et une lettres là où nous employons dix-sept mots, ce qui montre que les radicaux sont contractés ou apocopes. Il y a en sanscrit des mots aussi longs. Une des langues les plus parfaites et l’idiome d’un des peuples les moins développés se ressemblent donc jusqu’à un certain point par cette faculté de former des mots interminables, tandis que les formes de verbes fréquentatifs, réfléchis, réciproques, sont analogues à ce que présentent les langues sémitiques et surtout l’arabe. Toutes les ressources grammaticales semblent exister en germe dans le chaos des langues sauvages.

J’aurais longtemps écouté M. Marcou, qui me rappelait les anciens missionnaires des forêts de l’Amérique; je le quitte à regret et avec une véritable émotion. Je traverse le fleuve à la nuit, dans un canot conduit par des Iroquois qui parlent entre eux dans leur langue. Il ne tient qu’à moi de me croire de deux cents ans en arrière; mais l’illusion ne serait pas de longue durée. Le canot des Iroquois me conduit au bateau à vapeur sur lequel je vais par le Saint-Laurent gagner le lac Ontario. Je dis adieu au Canada avec une certaine tristesse ; il me semble abandonner de nouveau la France. Heureusement j’ai en perspective la chute du Niagara.

La nuit a été employée à remonter d’écluse en écluse le canal qu’on a creusé le long du Saint-Laurent pour éviter les rapides. Nous touchons à Ogdensburg, et je découvre ce dont l’on s’était bien gardé de m’avertir (on n’avertit de rien en Amérique), que je devais ici changer de bateau. Vite on me met à terre avec mon bagage. Plusieurs grands steamers fument, prêts à partir de différens côtés. l’on n’est pas d’accord sur celui que nous devons prendre; il faut aller de l’un à l’autre s’informer comme on peut. Personne pour me renseigner, me conduire, porter mes malles, et pendant ce temps-là les bateaux s’éloignent. Il en reste un cependant, c’est le nôtre; mais celui-là ne partira pas ce soir ni demain dimanche. Nous resterons à Ogdensburg jusqu’au lundi matin.

J’ai remarqué qu’en voyage les contrariétés sont presque toujours l’occasion d’un incident heureux; c’est un des principes de ma philosophie du voyageur, et il m’est arrivé de l’appliquer parfois à autre chose qu’à des voyages. Ma philosophie a triomphé cette fois. Je serais bien fâché de n’être pas venu à Ogdensburg et de n’y avoir