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qu’entre la langue chinoise et le mongol ou le mantchou, il n’y a pas la plus légère analogie. Le même phénomène, tout inexplicable qu’il est, pouvait se présenter en Amérique; mais un examen plus approfondi des langues de ce continent a montré que tous les idiomes de l’Amérique du Nord, et quelques-uns de ceux qui sont parlés dans l’Amérique du Sud, offraient cette particularité remarquable, que, souvent fort différens pour les mots, ils avaient des grammaires analogues. On dirait des métaux divers jetés dans le même moule. Ce n’est pas non plus un fait très facile à expliquer; mais il est certain et peut s’accorder avec une parenté de race, malgré la diversité des vocabulaires, diversité matérielle, extérieure pour ainsi dire, tandis que l’identité de la grammaire est essentielle et fondamentale. Les mots sont la matière, la grammaire est la forme même du langage et de la pensée. Ce qui diminue un peu l’importance du résultat et empêche d’y voir un argument décisif en faveur de l’unité des races américaines, c’est que dans des pays bien éloignés de l’Amérique on a trouvé des exemples très semblables de ce génie grammatical qu’on pourrait croire propre au Nouveau-Monde, et qui consiste à exprimer un grand nombre d’idées par un seul mot, à avoir pour chaque groupe d’idées un mot particulier. Cette classe de langues, qu’on a nommée polysynthétique, n’est point propre au continent américain. On rencontre quelque chose d’analogue sans sortir de la France, dans le basque, et aussi dans les idiomes finnois du nord de l’Europe, enfin dans plusieurs idiomes africains, comme celui des nègres wolofs. Cette nature des langues polysynthétiques ou ultrasynthétiques n’est donc pas un fait local, mais semble plutôt résulter d’un état peu avancé de civilisation dans lequel l’analyse est sans puissance pour décomposer l’expression et la pensée. On voit que le problème est difficile et curieux, et qu’une conversation avec M. Marcou sur l’iroquois pouvait avoir son intérêt.

M. Marcou a composé une grammaire iroquoise et un dictionnaire iroquois, malheureusement encore inédits. Comme je demandais à un excellent prêtre du séminaire de Québec pourquoi ces importans travaux n’étaient pas publiés, il me répondit : « M. Marcou craint que les Anglais ne s’en servent pour traduire la Bible, comme ils ne l’ont déjà fait que trop. » M. Marcou, malgré ce danger, consentirait, je crois, à publier ses ouvrages iroquois, s’il trouvait moyen de le faire en France, et si quelqu’un à Paris pouvait en surveiller l’impression. Ce respectable ecclésiastique a bien voulu parcourir avec moi sa grammaire. Ayant un peu étudié des langues analogues à l’iroquois, je saisissais assez rapidement les bizarreries compliquées qu’il présente, et j’ai eu la joie d’entendre M. Marcou me dire : «Vous êtes grammairien. »