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Et ce disant, elle fit mine de s’échapper ; mais s’échappa-t-elle en effet ? Il est des points obscurs dans toutes les histoires. Que chacun décide de cette question suivant les lumières de son cœur.


Du reste, honni soit qui mal y pense. J’ai toujours songé avec plaisir de cette devise qui ne veut pas dire assurément que la {{corr|comtessse|comtesse)) de Salisbury ait été aimée de telle manière plutôt que de telle autre, comme Béatrix ou comme Mme de Lafayette plutôt que comme la Fornarina ou Mme de Montespan. Que chacun aime comme il l’entend : pourvu qu’il y ait amour, il n’y a rien où le méchant puisse mordre ; — voilà ce que ces vieilles et chevaleresques paroles signifient tout simplement. Ce que je sais donc, c’est qu’Anne et Guillaume s’aimèrent autant qu’ils pouvaient s’aimer, et je me complais dans cette pensée. Cette vie est faite au rebours du paradis terrestre : elle ne renferme qu’un seul fruit qui ne soit point poussière, où l’on ne trouve pas le néant. Heureux ceux à qui ce fruit-là n’a pas été inconnu !

Maintenant, le bonheur de nos deux amans fut court. Le lendemain du jour où se passa la scène que nous venons de raconter, M. de Bresmes revint de chez son caïd après avoir tué je ne sais combien de sangliers. M. de Bresmes, c’était le réveil.

Mais le souvenir du songe est resté. A l’heure de la séparation, ils se sont juré en quelques paroles furtives qu’ils ne s’oublieraient jamais, et que même sur cette terre, si la mort ne se mettait pas entre eux, ils se réuniraient un jour. Je trouve merveille qu’ils aient tenu aussi longtemps leur serment. Tous les deux boivent continuellement un breuvage mortel à la mémoire des tendresses sacrées. Le monde verse à celle-ci son assoupissement, la guerre verse à celui-là ses ivresses. Quitterait-elle bien pour toujours, malgré l’ennui qu’ils lui inspirent, ces salons où elle a repris le cours de ses monotones plaisirs ? Et lui, pourrait-il s’éloigner de ce pays rempli d’excitantes émotions comme l’on de verte de l’absinthe, où règne, où triomphe cette vie militaire si chère à l’esprit qu’elle calme et au cœur qu’elle exalte, —-où tous les ans la poudre résonne, où un noble sang qui ne se lasse point de se répandre entretient un généreux éclat ? J’ai peine à le croire. Ferait-il bien d’ailleurs ? L’aimerait-elle, s’il n’était plus lui ? Enfin ils se sont aimés ; voilà ce qu’on doit se dire. Il y a là de quoi satisfaire les esprits les plus altérés d’idéal, puisqu’il est bien prouvé, — la religion confirme cette vérité, ce me semble, — qu’un élan d’amour tient en balance toute l’éternité.


PAUL DE MOLENES.