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car la vérité est notre passion, elle prit à cette terreur même dont elle se sentait pénétrée un secret plaisir. Elle se dit qu’elle assistait à une aventure qui la vengeait de toute une existence de monotonie, et elle n’en eut pour Pontrailles qu’une plus tendre, qu’une plus brûlante reconnaissance. Le dragon qu’il s’agit de vaincre avant tout, pour mériter que les femmes vous saluent héros entre les héros, c’est l’ennui. Maintenant il avait disparu pour elle, ce tyran qui lui semblait si puissant qu’elle avait fini par en accepter le joug avec une morne placidité. Elle marchait dans sa vie comme dans un roman, se demandant avec anxiété ce qu’elle trouverait derrière les pages qu’elle parcourait avidement. Il est certain que le matin du 27 octobre, — elle n’oubliera jamais cette date, — elle était dans une situation où ne se représente guère aucune des femmes qui sont condamnées chaque soir à se traîner de salon en salon, retrouvant partout les mêmes visages, les mêmes propos, le même néant. Elle était seule dans un vieux château comme un château d’Anne Radcliffe, et dans un château perdu au sein d’un pays plus cher au mystère et au péril que les vallées mêmes des Pyrénées.

Vers dix heures, un nègre se présenta devant elle. C’était un ancien spahi du dey qui exerçait dans le bordj de Pontrailles la profession de kavadgi. Le kavadgi est d’habitude bavard, car d’habitude aussi il est médecin-et barbier; mais celui-là préparait et versait son café dans un silence où il mettait à la fois son plaisir et sa vanité. Il savait pourtant quelques mots de cette affreuse langue faite avec les débris corrompus de tous les langages humains, qu’on appelle la langue franque, ou le petit sahir. Ce fut dans ce patois oriental qu’il apprit à Mme de Bresmes que Pontrailles lui avait confié le soin de la nourrir et de la garder. Anne se rappela que le soir de son arrivée au bordj elle avait entendu son cousin dire en dînant à M. de Bresmes, qui se plaignait avec une fanfaronnade de conscrit et une ignorance de touriste de ce qu’on ne cultivait plus en Algérie l’art de couper les têtes : «Voilà mon vieux Mohammed, qui pour sa part en a coupé plus d’une centaine du temps de la régence, et qui, l’année dernière, en a coupé trois encore fort convenablement dans une course où je l’avais emmené! » Ce souvenir lui revint, et elle frémit; puis elle songea aux figures qu’elle apercevait quelquefois sous des bonnets de coton, au fond de sa cour, en rentrant chez elle à l’heure du dîner. Ces bonnets de coton lui rappelèrent naturellement toute sa vie parisienne, et de nouveau elle eut un de ces mouvemens de joie mêlés à tous les mouvemens de sa terreur. Elle sut gré à Mohammed de sa noire figure et de son sanglant passé. Lui aussi, c’était un personnage nouveau. Il avait son rôle dans ce drame imprévu que composait pour elle la destinée.

Dans la journée elle se mit à parcourir le bordj. La solitude de