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se voyait avec son amant au bord d’une fontaine magique dont les ondes semblaient receler toute sorte de merveilleux secrets, quand elle fut réveillée brusquement par un bruit d’armes et de chevaux. Elle se leva précipitamment, et par l’étroite ouverture pratiquée près de son lit elle aperçut un spectacle étrange. Une troupe de cavaliers était assemblée sous les murs du bordj; les uns étaient vêtus de burnous rouges, les autres de burnous blancs, qui, à la clarté de la lune, leur donnaient l’air de ces guerriers fantômes des ballades. Elle crut un moment que son sommeil durait encore, seulement que les songes terribles avaient succédé aux visions gracieuses; mais bientôt elle ne put plus douter qu’elle ne fût aux prises avec la réalité. Elle assistait à un de ces événemens si communs en Afrique. Une attaque nocturne avait été tentée sur une tribu amie à quelques pas du bordj de Pontrailles. Le grand justicier du pays kabyle allait monter à cheval, courir dans la montagne, brûler de la poudre et casser des têtes. Elle se sentit saisie d’un mortel effroi dont bientôt elle fut tirée par le mouvement de cœur le plus passionné à coup sûr qu’elle aura jamais de sa vie. Elle entendit tout près d’elle une voix qui lui disait: — Adieu, ma chère Anne, je vais à une lieue d’ici faire cesser une fusillade qui pourrait se rapprocher et troubler sérieusement votre repos. Je vous en supplie, avant mon départ, accordez-moi une seule faveur, tendez-moi votre main à travers cette tapisserie.

Anne s’élança jusqu’au seuil de sa chambre ; elle fit ce qu’on lui demandait, et elle sentit sur sa main un baiser fervent comme l’acte d’adoration d’un chrétien à sa dernière heure, puis elle entendit un pas qui s’éloignait avec un bruit d’éperons et de sabre. Elle se jeta sur son lit, oubliant un moment terreur, danger, toutes les pensées sinistres et tristes, pour se livrer à l’un de ces enthousiasmes que les femmes de notre temps surtout ne sont pas d’habitude appelées à connaître. Anne était fière de son amant, heureuse de son amour; elle se sentait la compagne d’un soldat, elle combattait et triomphait de l’âme auprès de lui. Elle porta à ses lèvres la main que venait de toucher la bouche de Pontrailles, pour retrouver l’empreinte de cet héroïque baiser : son ardeur se soutint encore, lorsque derrière sa fenêtre elle vit son amant courir dans la campagne à la tête des spahis et du gowm; mais quand, au détour de l’un de ces âpres sentiers qui conduisent au pays des coups de feu, le cheval de Pontrailles, puis celui du dernier de ses cavaliers eurent disparu, elle fut prise par un effroi accablant. Ces montagnes, qui le matin lui avaient apparu si riantes, et qui maintenant se di-essaient mornes devant elle, lui semblèrent destinées à cacher un mystère de sang et de mort. Les pressentimens, ces tristes oiseaux qui s’abattent sur les âmes blessées, ouvrirent dans son esprit leurs noires ailes. Soyons vrai pourtant,