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militaires, à la Corinne de Mme de Staël, que j’ai rencontrée dans un petit poste du Tell, chez un officier des bureaux arabes. Je trouve que nous ressemblons tous deux aux héros de ce livre, seulement j’ai peur que vous ne soyez Oswald et que.je ne sois Corinne. Vous me délaisserez pour quelque blonde Lucile, c’est-à-dire pour un de ces diplomates roses et frisés qui ont parcouru le monde entier sans jamais rester douze heures à cheval, et parlent cependant à tout pro- pos de ce qu’ils ont aperçu derrière leur cache-nez, à travers les glaces des chaises de poste et des wagons.

— Vous tenez là d’indignes propos, lui répondit-elle. Il y a long-temps que je connais les gens dont vous parlez et que je ne songe guère à les aimer. Vous ne méritez pas que je vous dise ce que votre regard a l’air pourtant de me demander, que vous serez mon unique tendresse.

— Oh ! s’écria Pontrailles, je mérite, au contraire, que vous me le disiez; dites-le moi; dites-moi que vous m’aimerez toujours; j’aime cette insulte charmante, ce noble défi jeté à la réalité.

Et il baisa avec ardeur le petit pied qu’il prit dans ses mains pour la replacer à cheval.

Continuerai-je encore le récit de cette journée? On dit que le bonheur ne se raconte pas, et maintenant, j’y pense, il y a peut-être impiété à le raconter. Les grandes douleurs et les grandes joies sont des mystères qui s’indignent d’être produits au jour. Je voudrais pourtant que l’empreinte de ces heures qui apportèrent tant de délices à deux cœurs, dont peut-être l’un est éteint, l’autre transformé, ne fût pas effacée de ce monde. Les poètes se sont souvent révoltés contre les lieux où ils ont aimé, et dont leur amour a disparu aussi complètement que le soleil chaque soir disparaît de la cime des arbres. Si cette vallée où ils se promenèrent, si cette fontaine où ils s’assirent ne dit plus rien de ceux à qui nous pensons aujourd’hui, qu’au moins ces lignes en parlent.

Dans la soirée qu’ils passèrent ensemble, lorsqu’ils furent rentrés au bordj, ils pratiquèrent tour à tour ces amoureuses confessions si remplies de soulagement divin, d’intimes et vives félicités qui nous révèlent au fond de nous des sources d’une profondeur inconnue. Ils se dirent tout. Chacun fit le roman de sa vie. Celle-ci raconta ses jours arides, ses nuits frivoles, son esprit mécontent et désœuvré, son cœur assoupi; celui-là dit ses heures d’enthousiasme et de souffrance, ses pensées tantôt résignées, tantôt triomphantes; tous deux s’aimèrent encore plus lorsqu’ils se furent écoutés. Quand arriva cet instant où il faut que l’on se sépare, quand, après un de ces silences pleins de tendresse, divines fatigues qui succèdent aux étreintes passionnées des âmes, ils s’aperçurent qu’ils avaient vu ensemble le soleil