Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/564

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

marche imposante des graves accords. À cette heure, nombre de gens en ont fait l’expérience, les moins poétiques natures subissent souvent une violente action. Les Orientaux ont raison de mépriser le vin : l’ivresse est dans l’air qu’ils respirent. À ce moment donc où leur ardente terre reçoit comme un dernier baiser du soleil, il y a bien peu d’âmes qui n’éprouvent un frémissement passionné. Anne n’avait encore passé avec Pontrailles que quelques rapides instans de la matinée, elle ne lui avait parlé ni de ses lectures, ni de ses pensées de la nuit. En cet instant, ces récens souvenirs s’offrirent à elle dans toute leur puissance.

— Mon cher cousin, dit-elle, je remercie Dieu d’un voyage qui m’a fait connaître deux pays entièrement nouveaux pour moi, cette merveilleuse contrée où nous nous promenons maintenant ensemble, et votre esprit, où j’ai fait des excursions cette nuit.

— Quoi! s’écria Pontrailles, dont le teint bruni se couvrit d’une subite rougeur, auriez-vous jeté les yeux sur les paperasses que j’avais laissées entre mes livres? Je suis désolé que vous ayez lu ces fadaises, qui sont indignes d’occuper une seule minute une intelligence telle que la vôtre. Que voulez-vous? la solitude porte à la rêvasserie. Mon seul tort, c’est de ne pas avoir laissé mes rêves s’envoler comme la fumée de ma pipe.

— Si vous aviez vu ce qui se passait en moi cette nuit, répondit Anne, peut-être ne regretteriez-vous point ce tort-là.

Pontrailles garda le silence. Il y a de ces paroles chaudes et douces comme un soleil printanier qui vous donnent un bonheur dont on a besoin de se pénétrer longuement. Il baissa la tête sur son cheval, dont la crinière dorée et soyeuse ne l’avait jamais tant charmé. Son visage, quand il le releva pour regarder sa cousine, rayonnait de cette joie que Dieu tire si rarement pour nous de son trésor.

— Tenez, fit-il, hier soir je vous ai aimée. A présent je veux vous dire que je vous aime. Je sens mon âme désormais changée. Peut-être éprouverai-je de cruelles souffrances, mais je ne voudrais point, pour ce qui m’est le plus cher en ce monde, pour la part d’honneur et de danger que peut me réserver l’avenir, n’avoir point connu ce qui se passe, en moi. Le dieu que m’annonçaient des voix mystérieuses vient de naître au fond de mon cœur. Je le salue et lui offre en présent toutes mes pensées. Ma cousine, je vous en supplie, aimez-moi; je mérite que vous m’aimiez. J’ai rougi tout à l’heure quand vous m’avez appris que cette nuit vous aviez fait invasion dans mes songeries, c’est de plaisir que je rougissais. Je vous ai dit que j’étais désolé, j’étais heureux; car je crois en effet digne de vous cet homme qu’à présent vous connaissez. Je n’ai vécu que pour les nobles émotions, seulement la plus noble de toutes me manquait, et vous me