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chaque heure; mais grâce aux leçons, aux conseils, à la continuelle direction de sa tante, Anne, il y a quelques années, avait fini par se cacher sous un masque plus épais que celui des dames de Venise, et ce masque s’était tellement collé à ses traits, qu’elle-même le prenait pour son visage. Les plus mondains entre les mondains en étaient venus à lui reprocher la rayonnante et glaciale indifférence qu’exprimait constamment son sourire. On ne lui connaissait ni une affection ni un enthousiasme. Elle prenait part à toute chose pourtant, mais dans une mesure que d’avance on aurait pu déterminer. On prétendait que, formée par Mme de Cerney, elle exagérait la manière du maître, et cependant elle était recherchée, fêtée, adulée, car elle était en définitive destinée à devenir une providence pour tous les oisifs des salons. Depuis qu’elle avait épousé son cousin, le comte Gérard de Bresmes, elle avait ouvert une de ces maisons dont peu à peu le monde s’empare, et qu’il finit par regarder comme une partie inaliénable de son domaine.

Ce n’était pas le comte de Bresmes, à coup sûr, qui eut pu tirer sa femme de la véritable léthargie où elle était plongée. Gérard était un de ces hommes dont nous connaissons tous un si grand nombre, que le plus fugitif rayon d’enthousiasme n’a jamais animés. Les mots de foi, de dévouement, de sacrifice, lui semblaient appartenir à une langue poétique morte depuis longues années, qu’on apprenait comme le latin et le grec, avec la certitude de ne jamais en user. Scipion de Bresmes, son père, avait été un intrépide Vendéen, émule des Bonchamp et des Charette : Gérard avait fait représenter à Mme la duchesse de Berry, lorsqu’elle était venue en Vendée, combien une insurrection royaliste était une chose insensée. Il se prétendait cependant attaché à la cause qu’avaient défendue tous les siens; mais cette cause, disait-il, on ne pouvait honorablement et utilement la servir qu’en s’abstenant de prendre part à tout gouvernement révolutionnaire; aussi restait-il dans la plus consciencieuse et la plus complète oisiveté. Toutefois il se mêlait à la politique des salons et des clubs ; entre deux parties de whist, il prononçait des axiomes, car il était écouté d’habitude avec attention et bienveillance. Personne ne représentait mieux que lui l’élégante vulgarité ; ce qu’il était en politique, il l’était partout. La religion ne lui avait point fait comprendre la prière, les femmes ne lui avaient rien fait deviner de l’amour ; il avait, sur ce dernier point, une manière d’être que j’ai rencontrée assez souvent; il se dédoublait. Ainsi cette vieille lady Bagot, qui emportera dans l’autre monde les commérages de toutes les chancelleries européennes entassés depuis trente ans dans sa mémoire, c’était son esprit; cette Pepita, maintenant en Russie, qui un soir dans un souper exécuta une danse aérienne sur des bouteilles qu’elle venait de vider, c’était son cœur.