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CARACTERES ET RECITS.




LES SOLITUDES DE SIDI-PONTRAILLES.




I.

Pourquoi ne le dirais-je pas après tout, puisque c’est le fond de ma pensée? Je ne crois point que la chevalerie soit morte. Don Quichotte assurément ne l’a pas tuée. Le glorieux soldat qui a écrit ce livre immortel serait mort de douleur, si le fils de sa généreuse ironie eût commis une semblable action. Cervantes a tout simplement dépeint, avec une altière et moqueuse tristesse, la révolution qui de son temps commençait à s’accomplir. Il est bien certain que la chevalerie a eu à souffrir une passion qui n’est point terminée de la part de ces éternels bourreaux qu’une loi mystérieuse suscite ici-bas à toute chose et à tout être empreints d’un caractère divin. Ces impitoyables hôteliers, ces exécrables maritornes, ces muletiers de malheur qui ont conduit sous une grêle de coups et de lardons le héros de la Manche au tombeau, n’ont ni expié ni reconnu leur crime. Bien loin de là : ils ont maintes fois dirigé contre d’autres victimes leur infatigable persécution, mais, malgré leur triomphe apparent, l’ennemi qu’ils poursuivent leur échappe. L’objet de leur haine ne peut pas être anéanti. Ce n’est pas un homme, c’est un sentiment qui vivra tant que Dieu n’aura pas dépouillé du plus précieux de ses élémens la mystérieuse matière dont il nous pétrit.

— Ah ! vous croyez, dit un soir Mme de Bresmes, qu’il n’y a plus de chevaliers à présent. Eh bien ! il y en a : j’en connais. Oui, moi qui vous parle, j’en ai vu.

Et tout à coup elle s’interrompit sans songer à ceux qui l’entouraient, elle laissa tomber la discussion qu’elle soutenait depuis