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temple, le cabaret, la place publique, c’est toute une série de tableaux flamands exécutés par un maître. La verve de l’auteur redouble quand il s’agit de politique; la politique ! autrefois c’était le patriotisme, aujourd’hui c’est l’égoïsme et la cupidité. La nomination d’un membre du grand conseil est une des scènes les plus divertissantes qu’on puisse lire. Les petites perfidies des meneurs, la niaiserie de ceux qu’on dupe, la colère des ambitieux déçus, l’étonnement et la bouffissure subite du candidat insignifiant qu’on a choisi pour faire pièce au candidat qu’on redoute, tous ces incidens sont mis en relief avec la franche et copieuse gaieté qui sied si bien au romancier rustique. Parfois le ton s’élève, et la comédie ne s’interdit pas l’invective. A ceux qui blâmeraient l’audace de ces tableaux, Jérémie Gotthelf a répondu d’avance dans sa préface : « Je ne suis pas un républicain de convention; je suis né républicain, j’ai été élevé dans la liberté républicaine, dans cette liberté que nous avons vue compromise de 1846 à 1850, sous le régime des corps francs. La liberté ! c’est trop peu de déclarer que je l’aime, elle est un besoin pour mon âme; j’entends la liberté chrétienne, non pas la liberté selon la chair, mais la liberté dans le domaine de l’esprit. — Il est aisé, dit saint Paul aux Galates, de connaître les œuvres de la chair, qui sont la fornication, l’impureté, l’idolâtrie, les inimitiés, les meurtres, les ivrogneries... Les fruits de l’esprit, au contraire, sont la charité, la joie, la paix, la patience, l’humanité, la douceur, la foi, la continence... Il n’y a point de loi contre ceux qui vivent de la sorte. — C’est l’amour de cette liberté selon l’esprit qui a fait de moi un écrivain. Oh! je savais nettement ce que je voulais. Je suis descendu dans l’arène pour la cause de Dieu et de la patrie; j’y suis descendu pour défendre la famille chrétienne et l’avenir des enfans. « Laissez-le donc parler, ce courageux écrivain, et n’oubliez pas qu’il est presque seul à lutter, depuis des années, contre l’armée démagogique. Laissez-le stigmatiser dans ses ardentes satires l’ineptie et la luxure de ces fonctionnaires imposés à d’honnêtes communes par la victoire des corps francs. Pardonnez-lui l’âpre rudesse de son langage, passez-lui même une certaine éloquence qui sent l’étable et la charrue, lorsqu’il poursuit dans la personne du fermier Hunghans, de sa femme Gritli, de son fils Hanz, les socialistes et les athées, les jeunes Allemands et les jeunes hégéliens, dont ces malheureux sont les victimes. Je recommande particulièrement toute la fin de l’histoire d’Hunghans, la mort du fils, le désespoir du père, les bonnes paroles d’Ankenbenz, qui ramènent son vieil ami dans le droit chemin, et le pathétique discours du pasteur sur la tombe de ce jeune homme que l’esprit du siècle a conduit là : — « Marie vint à l’endroit où était Jésus, et, s’étant jetée à ses pieds, elle s’écria : Seigneur, si tu avais été avec nous, mon frère ne serait pas mort. » Ce texte si bien approprié à la situation, l’orateur chrétien le développe avec une onction pénétrante, et les sévères leçons qu’il en fait sortir sont adoucies à la fin par de fortifiantes exhortations et des espérances immortelles. Le paysan, désabusé des influences qui l’ont perdu, recommence dans le vieil esprit, dans l’éternel esprit du christianisme, une existence purifiée.

Ainsi reparaît toujours cette même inspiration que nous avons signalée dans les ouvrages les plus dissemblables, ainsi éclate dans le récit de Jérémie Gotthelf comme dans le manifeste de M. d’Eichendorff, dans les Chevaliers de l’Esprit de M. Gutzkow comme dans la Vie nouvelle de M. Auerbach et dans les