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se sont emparés de bien des esprits, aux désenchantemens qui ont affligé bien des cœurs, et il imagine un symbole destiné à exprimer pour tous la nécessité d’une transformation morale. Le comte Falkenberg est le fils illégitime d’un prince et d’une jeune femme qui est allée cacher on ne sait où sa honte et sa douleur. L’enfant abandonné a été recueilli par un oncle maternel qui l’a adopté et lui a donné son nom. Destiné d’abord à la carrière des armes, il a senti bientôt que la discipline de l’armée pesait trop lourdement à son inquiète nature; il a quitté le régiment pour ce monde bruyant des lettres où s’agitaient les mille systèmes d’une turbulente époque. La philosophie des humanistes l’a enivré, et quand la catastrophe de février eut lâché la bride aux passions, le jeune comte prit une part active aux insurrections de l’Allemagne. Il croyait à toutes les chimères de ses maîtres; il avait espéré l’unité des peuples germaniques et rêvé le triomphe de la démocratie. Partout où le patriotisme allemand était en jeu, partout où la révolution tirait l’épée, dans le Schleswig, à Berlin, à Dresde, dans le Palatinat, le comte Falkenberg était au premier rang. Aujourd’hui que son rêve s’est évanoui comme une fumée, le voilà errant, obligé de cacher son nom, obligé de dérober sa liberté et sa vie à une répression sans pitié. Condamné aux casemates, il s’est procuré un faux passeport et voyage sous le nom de Freihaupt. Où ira-t-il? L’Amérique l’attirerait, si un devoir sacré n’enchaînait ses pas. Ce n’est pas seulement le sol de la patrie qui le retient comme par un aimant invincible, il sait que sa mère vit encore, et il veut la retrouver. Pendant qu’il marche à l’aventure, son léger bagage sur le dos, il rencontre un jeune homme, un instituteur de campagne, qui va prendre possession d’un nouveau poste. Les deux voyageurs font route ensemble, et bientôt les confidences du maître d’école éveillent une singulière pensée dans l’esprit du comte démocrate. Eugène Baumann, — c’est le nom de l’instituteur, — est attendu aux États-Unis par sa famille expatriée; sitôt qu’il aura ramassé quelque argent, il s’embarquera pour New-York. « Partez tout de suite,» lui dit le comte, et il lui remet un paquet de billets de banque; « en échange, donnez-moi votre nom. Vous n’êtes plus Eugène Baumann, vous êtes Freihaupt, et moi, je suis le nouvel instituteur du village d’Erlenmoos. » Aussitôt dit, aussitôt résolu. Les passeports sont échangés, la substitution est accomplie. Bonne chance au voyageur, bon succès au maître d’école; que l’Amérique et l’Allemagne leur soient propices ! Les deux amis se serrent la main et se séparent. Dès le lendemain, le faux. Eugène Baumann arrivait à Erlenmoos et commençait une nouvelle vie.

N’est-ce pas là un attrayant début? En lisant ces premiers chapitres, je devançais involontairement la narration de l’écrivain; j’aimais à me figurer le fastueux démocrate dans l’humble et laborieuse existence qu’il s’impose. Quel contraste ! hier le bruit et les enivremens de la place publique, aujourd’hui un paisible devoir accompli sans fracas. Une telle situation, assurément, pouvait renfermer les leçons les plus salutaires, et le tableau de cette nouvelle vie était digne de tenter à la fois un moraliste et un poète. Malheureusement, M. Auerbach n’a fait que soupçonner la beauté de son sujet. Ce n’est pas une carrière nouvelle qui s’ouvre pour le comte Falkenberg; rien n’est changé chez lui, rien, si ce n’est la condition extérieure. Il fallait nous montrer la rénovation de son âme, et cette âme, dans l’humble salle de l’école comme dans les