Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/528

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Un autre tableau qui pourrait être plus expressif encore, si l’auteur n’hésitait pas entre deux principes absolument contraires, c’est la conclusion du récit. Dankmar Wildungen a voulu fonder une société dont le but est d’accélérer par tous les moyens le progrès de la civilisation, le triomphe de l’humanité sur la servitude et la misère. Ses illusions à ce sujet, et l’auteur semble les partager, sont vraiment des plus étranges. Cette riche cassette lui semble un victorieux talisman ; une fois maîtres du trésor légué à Dankmar par le templier du moyen âge, les chevaliers de l’Esprit auront enfin le point d’appui que demandait Archimède pour soulever le monde. Qu’arrive-t-il? Ce naïf espoir est détruit, et la plupart des fondateurs de l’ordre sont obligés de chercher un asile hors de leur pays. Or il semble d’abord que cette catastrophe ne soit pas perdue pour eux ; on dirait qu’ils en comprennent le sens et qu’ils ouvrent à leur pensée une direction nouvelle. Un soir, à la faveur de la nuit, à la douteuse clarté de la lune qui monte, voilée, derrière les sapins, des affiliés de l’ordre se réunissent en secret non loin de ce château des templiers qui devait être le siège de leur pouvoir, et là un des plus jeunes prononce ces graves paroles : « L’ordre est constitué! la consécration que devaient lui donner des moyens matériels est compromise, il est vrai, et perdue pour le moment; notre asile est la proie des flammes. Qu’importe?... l’esprit seul doit être l’arme des chevaliers de l’Esprit! » L’ascendant légitime des influences morales remplacera donc les conventions secrètes, et les conspirateurs ténébreux reprendront à la clarté du soleil la tâche bienfaisante, l’œuvre de civilisation et de progrès que chacun dans sa sphère est toujours obligé d’accomplir ? Mais non; M. Gutzkow n’ose pas conclure ainsi. Tout en refusant à ses chevaliers le moyen de bouleverser le monde, il les convie encore à je ne sais quelle œuvre mystérieuse et menaçante. Cette propagande de l’esprit, ce ne sera pas une propagande pacifique. « Ne me rappelez pas, ajoute le jeune tribun, les enfantines paroles qui ont retenti autrefois dans cette enceinte, quand les templiers recevaient les enseignemens de leurs chefs : à savoir que la croix imprimée sur leurs manteaux devait être pour eux le bien suprême et le suprême but de la vie. Ne me dites pas qu’un grand sauveur a prononcé un jour ces maximes : — Le royaume de Dieu est une perle précieuse, et ses trésors valent mieux que l’or et l’argent ; il est en nous, ce divin royaume ; l’homme caché, l’homme qui possède la douce et silencieuse tranquillité de l’esprit, cet homme-là a du prix devant le Seigneur ! — Doux, silencieux, paisibles? Non, frères, l’esprit de ce temps ne doit pas être tout cela. Pourquoi faut-il que la longanimité ait été infructueuse pendant deux siècles? Pourquoi faut-il que la colombe ne puisse plus être le symbole de notre époque? La mouette s’engourdit de peur aux approches de l’orage; ainsi la pensée du juste, errante de tous côtés à travers nos tempêtes, ne sait autre chose que se plaindre et pousser de douloureux gémissemens. Qui peut encore dormir à l’heure qu’il est? Si l’esprit a besoin de repos, ne reposons jamais sans presser de la main le pommeau de notre épée. A l’œuvre! agissez ! enrôlez vos soldats ! » On voit quelle est l’indécision de l’auteur, et comme une situation qui s’annonçait si bien aboutit à des banalités vulgaires.

Ces paroles, qui contredisent si brusquement la précédente scène, M. Gutzkow les a écrites pour satisfaire une partie de son public. Elles répondent