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temps et donnent l’ensemble aux efforts combinés, soulève l’énorme animal. La carène du navire penche, frémit et craque ; les mâts s’inclinent ; on peut craindre que le Pequod ne se disjoigne et ne s’effondre, mais au moment décisif, un bruit sec, un subit relâchement des palans tendus à se rompre, annoncent que la peau de la baleine, écorchée en spirale ni plus ni moins qu’une orange, se détache en un long ruban et suit sur le pont l’immense crochet, qui finit par l’enlever à hauteur du mât, tandis que la baleine tourne sur les flots, peloton monstrueux dont le fil saignant se dévide ainsi. Un des matelots s’approche, armé d’un sabre de bord ; il commence par ouvrir dans la partie inférieure du ruban une cavité nouvelle où un second crochet trouve sa place, et ensuite, en quelques vigoureuses estafilades, il sépare du reste la partie supérieure, qui va lourdement se coller le long du mât. Les chœurs reprennent alors, et le cabestan vire de nouveau, attirant une nouvelle bande de cette épaisse enveloppe, tandis que la première, toujours suspendue par une espèce de câble dit guinderesse, que l’on largue peu après, tombe dans une pièce obscure de l’entrepont (le blackbrum des baleiniers français, le blubberroom des Américains) où l’attendent des mains expertes qui la roulent et la logent dans un coin. Ainsi continue et s’achève sans s’interrompre cette manœuvre capitale appelée, — pardon si les mots élégans nous manquent ici ! — l’embarquement du gras de baleine.

Ce n’est pas la plus délicate ni la plus périlleuse de toutes les opérations qui suivent une capture comme celle de notre ami Stubb. Que direz-vous, par exemple, de ces deux hommes qui descendent sur le dos de la baleine, y fixent deux harpons auxquels ils se tiennent pour n’être pas balayés par les vagues, et lui coupent bravement la tête, à coups de hache, pour avoir les mâchoires du monstre et ses fanons incrustés de coquillages énormes ? Et cette langue pesant quinze cents kilos qu’il faut détacher tandis que vingt hommes s’essoufflent au guindeau pour la hisser à bord, qu’en dites-vous ? Que s’il s’agit d’une de ces baleines par excellence dites spermwhales, après la décapitation vient la mise à sec de ce grand puits cérébral où reste close la liqueur précieuse appelée spermaceti (blanc de baleine), huile épaisse, crème odorante, infiltrée dans mille cellules formées par des fibres élastiques, comme le miel dans les alvéoles de la ruche.

Au-dessus de ce puits aérien, à l’extrémité de la grande vergue, Tashtego, l’agile Indien, s’est glissé rapidement, et de là, le long d’une simple corde jouant sur une poulie à rouet unique et dont une main vigoureuse retient sur le pont l’un des bouts, il se laisse tomber sur le crâne de la baleine. Ce crâne arrondi rappelle le minaret turc à peu près comme Tashtego lui-même, criant et gesticulant, rappelle le muezzin appelant les fidèles Osmanlis à la prière du matin. Une sorte de bêche bien affilée, au manche très court, lui sert à prati-