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reur, et qui est, selon eux, l’unique aliment du cachalot. En effet, par exception aux autres espèces de baleines, les cachalots n’ont pas laissé surprendre le secret de leur nutrition. Quelquefois seulement, poursuivis à outrance, ils dégorgent ce que l’on suppose être les longues pattes du squid, par lesquelles il se cramponne au fond des mers, et que les cachalots dévorent en essayant de l’en arracher.

S’étayant de ces notions, passablement apocryphes, d’une histoire naturelle à son usage particulier, Queequeg avait pris en bonne part la rencontre du squid. Elle annonçait, selon lui, que les cachalots n’étaient pas loin, et le lendemain, en eifet, à quarante brasses au vent du Pequod, un dos noir et poli s’éleva du fond de la mer. Ainsi qu’un bon bourgeois hollandais vient fumer sa pipe au soleil, un cachalot aux proportions gigantesques, flâneur comme on en voit peu, venait donner l’essor aux humides bouffées de ses évens. Les plus grandes précautions furent prises pour s’approcher sans lui donner l’alarme, et les rameurs eurent ordre de ne se servir de leurs avirons que lorsqu’il serait superflu de vouloir dissimuler au colosse la chasse dont il allait être l’objet. Cependant, bien qu’il s’éloignât lentement et parût n’avoir pris aucun ombrage des acclamations indiscrètes poussées par les matelots quand il avait été signalé, il ne se laissa pas prendre comme on l’espérait. Soulevant tout à coup son énorme queue à plus de quarante pieds au-dessus de l’eau, il disparut ensuite comme une tour engloutie dans quelque abîme. Heureusement pour l’équipage, la barque de Stubb, lancée en avant des autres, le serrait de près, et quand le cachalot reparut, nageant la tête en l’air pour fendre l’eau plus à son aise, le terrible harpon de Tashtego l’atteignit. Aussitôt la ligne de pêche glissa sur son dévidoir, fumante et prête à s’enflammer sous le rapide frottement qui lui était ainsi imprimé. En passant par les mains de Stubb, dégarnies par accident des gantelets de toile qui servent en ces occasions, elle les ouvrait au vif sans qu’il parût s’en apercevoir, et voulût, pour si peu, renoncer à une bouffée de sa pipe. Petit à petit le mouvement se régularisa, la corde se tendit, et la chaloupe, remorquée par la baleine, glissait du même train que celle-ci à travers les flots bouillonnans. Après quelque temps, l’allure du monstre se ralentit, les avirons jouèrent de plus belle, et barque et baleine voguèrent bord à bord. Stubb alors, qui s’était fait céder la place de Tashtego, debout à l’avant, un genou solidement fixé dans l’embrasure destinée aie recevoir, dardait lance après lance, javelot après javelot, ouvrant à chaque coup une source de sang qui teignait en rouge les flots où se débattait l’animal expirant. Les évens de la baleine s’ouvraient à des jets convulsifs, précipités, comme la pipe de Stubb à des boufl’ées saccadées et fréquentes, tandis qu’il ramenait à lui (par les cordes dont ils sont garnis) ses harpons tordus, qu’il lançait de rechef après les avoir re-