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tion… Bon ! nous y sommes !… Voilà un coup de rames qui vaut mille livres sterling… Quelques-uns encore, et nous gagnons le prix… Hourra pour la coupe d’or, que nous emplirons de bonne huile et de blanc !… Doucement… prenez votre temps !… rien ne vous presse… Allons, marauds !… mordez vos rames… mordez donc, chiens que vous êtes !… Moins vite à présent… plus long et plus raide !… Plus raide, vous dis-je, misérables maroufles, vauriens, bélîtres !… Vous dormez donc ?… allez-vous ronfler ?… Ramez, ramez !… Ah ! voilà qui va bien… Bien, mes petits, bien, mes brins d’acier !…

Pour conserver à cette harangue toute sa verdeur et tout son efl’et, il faut se bien pénétrer de l’accent tragi-comique avec lequel sont jetées ces adjurations en partie double, à demi plaisantes, à demi furibondes, et de l’attitude parfaitement indolente qui contraste, chez Stubb, avec l’énergie démesurée de son commandement. Ahab cependant, qui a enjoint à ses lieutenans de « couvrir la mer, » c’est-à-dire de s’étendre dans des directions différentes, est resté à l’avant-garde. C’est de lui que vient le signal du combat. Il le donne en arrêtant brusquement sa barque sur un point où son œil perçant a deviné que les cachalots vont revenir à la surface de la mer. Les trois autres pirogues font halte à son exemple. À l’avant de chacune est une petite caisse, ou plate-forme triangulaire, où le harponneur est debout, le genou dans une embrasure faite pour le fixer, l’œil rivé sur les flots bleus. À la poupe, appuyée à l’étambot, une autre plateforme, également taillée en triangle, reçoit l’officier commandant, non moins attentif à tout ce qui se passe autour de lui. Pas un mot n’est prononcé, pas une rame ne bouge. Flask seulement, que sa petite taille empêche de dominer les « trois mers » qu’il surveille, se hisse sur les épaules du gigantesque Daggoo comme sur les huniers d’un mât vivant. Stubb se console avec sa pipe de l’attente passive à laquelle le condamnent les cachalots en retard.

Tout à coup les flots bleus se troublent, frémissent, bouillonnent ; l’air vibre au-dessus d’eux comme à la surface d’un fer rouge. Sous cette écume d’un vert blanchâtre, sous ces jets de vapeur humide qui l’empanachent çà et là, le banc des baleines nage entre deux eaux, laissant après lui une trace sur laquelle les quatre barques s’élancent à l’envi l’une de l’autre. Le moment est venu de leur donner tout leur essor : Stubb redouble d’éloquence ; le petit Flask lui emprunte ses tropes les plus hardis. Starbuck, le tranquille et silencieux Starbuck, arraché à son apathie naturelle, stimule ses hommes par quelques phrases dont l’accentuation énergique double la valeur. Pour Ahab, les horribles blasphèmes qui se pressent sur ses lèvres couvertes d’écume effraieraient un requin athée, si un tel requin existait et les pouvait entendre. C’est un spectacle que celui de ces quatre frêles embarcations lancées tour à tour au sommet des vagues