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de l’invasion des idées abstraites dans la politique, où il fait gloire de n’être point un professeur de métaphysique. « J’éprouve, dit-il en appuyant la réforme de l’administration de l’Inde, j’éprouve une insurmontable répugnance à prêter les mains à la destruction d’une institution de gouvernement établie, en vertu d’une théorie quelque plausible qu’elle puisse être. »

La France a été réduite à faire ce qu’il redoutait, ce qu’il fuyait avec effroi; c’est le caractère philosophique de notre révolution surtout qui provoqua ses craintes et ses scrupules, et, dans une nature telle que la sienne, les craintes et les scrupules se tournaient bientôt en épouvante et en indignation. L’abstraction est un guide mal sur dans l’action, une base peu solide pour les institutions; elle ne saurait donner ni appui, ni barrière, ni frein à l’esprit ou à la conscience des peuples; c’est à la lumière de ces idées que Burke jugea la révolution française, et que de bonne heure il en désespéra. On pourrait dire que l’état révolutionnaire pur est celui où les abstractions règnent seules avec les passions. La France était destinée à réaliser trop souvent l’état révolutionnaire pur ou peu s’en faut. Burke le vit, et il en sut peindre admirablement les conséquences générales. C’est là sa pensée juste, sa grande pensée, le trait de sagacité politique qu’on appellera, si l’on veut, un trait de génie. Là est tout le prophète. Le développement large, éloquent, de cette idée est ce qui a fait dire ce que nous nous souvenons d’avoir lu : « Burke est le Bossuet de la politique. »

Mais, s’il ne se trompe pas sur ce point, sur combien d’autres il s’est trompé! Une grande erreur d’abord, et cette erreur conduisait à l’injustice, c’est d’avoir semblé croire que cette condition fatale où se trouvait la France fût de son choix, que fortuitement, spontanément et comme par fantaisie elle en fût venue là. On dirait qu’il a oublié le passé, et qu’il s’en prend de toute l’histoire de France à la génération de 89. Il ne sait plus rien de ce qu’il a lui-même dit. C’est lui pourtant qui écrivait en 1772 en parlant de la victoire de Louis XV sur les parlemens : « Les faibles restes de liberté publique que conservaient ces illustres corps ne sont plus. En un mot, si nous considérons la mode d’entretenir de grandes armées permanentes, qui prévaut de plus en plus chaque jour, il paraîtra évident qu’il ne faudra pas moins qu’une convulsion qui ébranle le globe sur son centre pour rétablir jamais les nations de l’Europe dans cette liberté qui jadis les distinguait si éminemment. Le monde occidental en a été le siège jusqu’à ce qu’un autre monde plus occidental encore ait été découvert, et cet autre en sera probablement l’asile, lorsqu’elle aura été chassée de toute autre partie de l’univers. Il est heureux que, pour le pire des temps, il reste encore un refuge à l’humanité. » Il y a