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le temps des négociations du duc de Portland. La politique du cabinet paraissait plutôt en voie de se modérer encore que de devenir plus entreprenante. La guerre, provoquée par l’Europe continentale et déclarée par la France, s’ouvrit au mois de juillet, et l’abstention pacifique de l’Angleterre n’en était que plus marquée. Cependant les émigrés concevaient mille espérances que Burke était loin de partager. Un jour qu’il s’exprimait en leur présence avec sa vivacité ordinaire sur les maux de la révolution, un d’eux lui dit : «Mais enfin, monsieur, quand retournerons-nous en France? — Jamais,» répondit-il. Ses paroles étaient des oracles, et il se fit un silence de consternation; puis il reprit en français : « Messieurs, les fausses espérances, ce ne sont pas une monnaie que j’aie dans mon tiroir... Dans la France vous ne retournerez jamais. — Comment donc! s’écria quelqu’un, ces coquins-là... — Coquins, reprit-il, ils sont coquins, mais ils sont les coquins les plus terribles que le monde a connus. Ce qui est étrange, ajouta-t-il en anglais, c’est que je crains d’être le seul homme de France ou d’Angleterre qui connaisse la grandeur du danger dont nous sommes menacés. — Mais, dit Charles Butler qui était présent et qui nous a conservé cet entretien[1], le duc de Brunswick arrangera tout cela. — Le duc de Brunswick ! le duc de Brunswick, faire quelque bien ! Une guerre de positions pour soumettre la France ! » Il se fit encore un silence, et Burke le rompit en français : «Ce qui me désespère le plus est que quand je plane dans l’hémisphère[2] politique, je ne vois guère une tête ministérielle à la hauteur des circonstances. »

Cependant les événemens devinrent si graves, à partir du mois d’août, que les idées de Burke se trouvèrent moins éloignées de celles des ministres. Il écrivit plusieurs fois à lord Grenville, secrétaire d’état des affaires étrangères. Il demandait qu’en gardant la neutralité de fait, on n’érigeât point la non-intervention en principe. C’était, disait-il, une flatterie envers les jacobins anglais. Il insistait pour le rappel de l’ambassadeur, ou tout au moins pour une déclaration qui expliquât les sentimens et les maximes du gouvernement; mais il ne parvenait pas à communiquer aux ministres ses terreurs pour l’Angleterre. Cette sécurité d’un orgueil patriotique lui paraissait une folle illusion. Il s’indignait de la mollesse des rois de l’Europe; il la comparait avec douleur à la vigueur du gouvernement français. Là trahison du roi de Prusse, écrivait-il après l’évacuation de Longwy, n’a pas son égale dans l’histoire. Au reste, on peut chercher ses

  1. On peut le lire dans les Réminiscences de Charles Butler. Nous avons mis en italiques tout ce qu’il donne en français. M. Prior place l’entretien en août 91. Ce qui est dit du duc de Brunswick semble indiquer qu’il eut lieu l’année suivante.
  2. Hémisphère ou atmosphère?