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le calme et le recueillement de la vie claustrale du moyen âge ; puis viennent les orgies des mauvais moines, et le terrible comte Hugo, dompté par la religion et l’abbesse Irmengarde, dont les passions réveillées s’endorment de nouveau, bercées par les sons de la cloche.

Le prince et la jeune fille voyagent toujours ensemble. En passant le pont de bois couvert de Lucerne, elle dit : « Le tombeau lui-même n’est qu’un pont couvert conduisant du jour au jour par de courtes ténèbres. » Cette comparaison est charmante. Un des mérites que j’ai remarqués dans les poésies de M. Longfellow, ce sont des comparaisons neuves et ingénieuses. Ailleurs l’aspect de Bruges, la vieille et singulière ville flamande, the quaint old flemish city, et le carillon de son antique beffroi évoquent pour le poète étranger les souvenirs du passé, et il ajoute : « Le passé et le présent s’unissent ici sous le courant des siècles comme des empreintes de pas cachées par un ruisseau, mais qu’on voit sur les deux bords. » Ailleurs encore, en parlant du charme d’une lecture faite le soir par une bouche adorée, il s’écrie : « Et le soir sera rempli d’enchantemens, et les soucis qui infestent le jour replieront leur tente, comme font les Arabes vers la nuit, et comme eux disparaîtront en silence. » Revenons à Elsie : quand elle approche de son sacrifice, elle adresse ces paroles vraiment belles à ceux qui la plaignent : « Ne vous alarmez pas au craquement de la porte qui s’ouvre et par laquelle je vais passer, je vois ce qui est par-delà. » Et au prince : « Que mon souvenir reste dans votre existence, non pour la troubler et la déranger, mais comme quelque chose qui doit la compléter, en ajoutant une vie à une vie, et si quelquefois, le soir, près du foyer, vous voyez mon visage se montrer parmi d’autres visages, ne le considérez pas comme un fantôme, mais comme un hôte qui vous aime, plus encore, comme quelqu’un de votre famille dans l’absence duquel quelque chose vous manquerait autour de vous. »

L’auteur a créé véritablement l’ensemble de son œuvre ; mais, en lisant ce dernier produit de la muse américaine, on ne peut se dissimuler que l’Europe a passé par là.

On a dit : La littérature est l’expression de la société ; selon moi, c’est la civilisation que la littérature exprime. Or, aux États-Unis, la société est démocratique, mais la civilisation est européenne. La démocratie ne saurait être littéraire, car la démocratie, c’est la foule. Il peut sortir de la foule des inspirations poétiques, c’est ce qu’atteste partout la poésie populaire ; mais nulle part on n’a vu la foule produire ou inspirer une littérature perfectionnée. L’art lui est nécessairement étranger ; aussi en Amérique, où la multitude règne, on n’écrit point pour la multitude. Une littérature peut être démocratique par les sentimens, elle ne saurait l’être par la forme, à moins d’être inculte, violente, négligée, c’est-à-dire de n’être plus une littérature. Les masses.