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contre nous et mieux conduite que nous ne l’aurions cru, les principes constitutionnels s’enracinent chaque jour en France, et que ces principes, trop souvent déclamatoires et destructeurs au temps de Mirabeau, sont aujourd’hui précis, sensés, conservateurs. C’est à la science positive, à la connaissance approfondie des affaires, au bon sens parlant juste et bien, qu’il appartient de les accréditer de plus en plus et de les perpétuer. — La France, comme me disait l’empereur au retour de ma mission à Constantinople, a toujours besoin de commander, par les armes ou par l’esprit, et souvent par tous deux; si on lui ôtait l’un et l’autre, elle ne se reconnaîtrait plus, et elle se croirait morte.

«Dieu merci, ce péril est loin; mais il n’est pas impossible. Malgré le juste orgueil de notre renaissance constitutionnelle après 1815, malgré le spectacle de laborieux progrès que donne aujourd’hui la France et l’influence électrique de sa parole dans l’Europe, je ne me fais pas illusion sur l’état général du monde; j’ai souvent regardé d’un œil fixe, dans le cabinet de mon camarade Haxo, cette carte topographique des accroissemens de la Russie depuis un demi-siècle, qui en dit plus que tous les livres. Je vois distinctement cette puissance d’organisation, ces forces immenses amoncelées au nord de l’Europe, et avancées d’un siècle sur nous par la folie de notre grand capitaine. Je me figure de quel œil, là, on doit suivre notre travail de liberté et l’ébullition constitutionnelle des états du Midi. Par momens, je me dis que nos efforts sont peut-être en pure perte, et que nous courons risque de ressembler à ces villes grecques du temps de Philippe[1], qui discutaient admirablement sur la place publique, pendant que de la Macédoine et de la Thrace s’acheminait la phalange organisée qui devait les asservir; mais je me réponds bien vite à moi-même qu’une Athènes qui a trente millions d’âmes et peut mettre en campagne douze cent mille soldats est invincible, à moins qu’elle n’ait à jour donné, par une fatalité singulière, réuni tous les peuples contre elle. Son généralissime, son empereur a pu être renversé par la coalition des rois entre eux et des nations avec les rois; mais hors de là, elle seule, avec un drapeau libre et des lois sensées qui lui rallieraient la moitié du monde, elle est inexpugnable. »

Et le général, en achevant ces mots, se levait, marchait à pas

  1. « Lorsque le colosse russe aura un pied aux Dardanelles, un autre sur le Sund, le vieux monde sera esclave; la liberté aura fui en Amérique. Chimères aujourd’hui pour les esprits bornés, ces tristes prévisions seront un jour cruellement réalisées, car l’Europe, maladroitement divisée comme les villes de la Grèce devant les rois de Macédoine, aura probablement le même sort. » (Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers, tome VIII, p. 448.) Cette réflexion confirme l’inquiétude et le parallèle qui se présentaient à l’esprit du général Foy, et nous regrettons qu’elle ne soit pas, chez le célèbre historien, accompagnée du démenti motivé que le général opposait, sur ce point, à ses propres craintes.