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foule debout dans les corridors se presse et se resserre, la foule assise se lève pour saluer, et entre deux rangs épais qui se fendent à grand’peine, porté, soutenu sur les bras, le général Foy arrive dans l’hémicycle, et est déposé sur le banc d’honneur, à la place où siège, à certains jours solennels, M. le préfet de la Seine, tout cela au milieu d’un tonnerre d’applaudissemens et d’acclamations.

Le professeur, assez déconcerté de cet incident, je m’en souviens, après quelques efforts inutiles pour obtenir un moment de silence et apaiser cette tempête d’enthousiasme, réussit enfin à dire, de manière à être entendu : « Messieurs, ici nous ne devons applaudir que les orateurs antiques, et nous n’avons de couronne à décerner qu’à Démosthènes. » Puis, se raffermissant, le moins mal qu’il peut, contre ce choc subit d’une popularité si éclatante, dont la présence accablait la parole pacifique de la Sorbonne, en même temps qu’elle la compromettait, il reprend enfin son discours interrompu et sa thèse du jour. Elle portait épisodiquement sur la Rhétorique d’Aristote et sur les grands principes de morale et d’art que l’élève indépendant de Platon et le précepteur d’Alexandre avait recommandés à l’éloquence de tous les temps et par conséquent à la nôtre.

Mais ce sujet, un peu éloigné du titre même de la chaire et choisi par la circonspection du professeur, devait paraître, en ce moment, bien technique et bien froid pour la passion de la jeunesse, toute distraite et tout agitée par un nouvel auditeur qui semblait lui-même la vive image de l’éloquence militante, au milieu de tous ces souvenirs de gloire patriotique et de liberté, seule âme de la parole, et laissant si fort en arrière la scolastique de l’art et la science des rhéteurs. Ce n’est pas tout : à part l’émotion du public, la personne même du général, l’air de supériorité naturelle empreint dans tous ses traits, l’expression de sa physionomie, toujours en mouvement comme sa pensée, rendait fort périclitant de parler devant un esprit d’une si pénétrante et si vive nature.

Ayant à peine dépassé le milieu de la vie, quoique d’apparence moins jeune que son âge, non pas fatigué ou refroidi, mais cicatrisé par la guerre, le général Foy, avec son front large et chauve, où retombaient de loin quelques mèches de cheveux blanchis, son profil ouvert et martial, et surtout le feu incessamment mobile de ses regards, portait en lui une sorte de fascination, de séduction impérieuse, donnée bien rarement à l’homme de tribune, et sous laquelle j’avais vu souvent ailleurs s’incliner l’esprit de parti, et se courber, en frémissant, l’intolérance politique.

Par momens, sur ce visage sévère et fier, et aux deux coins de cette bouche expressive, passait un sourire à glacer l’improvisateur le plus confiant ou le plus modestement résigné aux vicissitudes de la parole.