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PROMENADE EN AMÉRIQUE.

de ces races. Selon lui, la pommette saillante de la joue est autrement placée chez elles que chez les races tartares ; elle n’est point à la hauteur de l’œil, mais plus bas.

Nous arrivons au cimetière de Mont-Auburn vers l’heure dont Gray peint si bien la mélancolie dans son élégie sur un cimetière de village. Il est cependant un peu de meilleure heure que dans l’élégie. Ce soleil méridional, dont je m’émerveille toujours, illumine de l’or le plus vif les beaux arbres du cimetière. Ces arbres sont très-variés, car nulle part il n’y a une plus grande diversité parmi les essences des forêts que dans l’Amérique du Nord. M. Agassiz me montre les différences des espèces de pins, de chênes, de noyers ; il me dit qu’il y a quarante espèces de chêne aux États-Unis. — Ce cimetière est un lieu trop charmant pour la mort, mais où l’on reposerait cependant volontiers. Les tombes sont blanches, simples, espacées, au lieu de cette affreuse cohue de sépulcres de nos cimetières. Ici on serait à l’aise au frais, à l’ombre ; c’est à donner envie d’y rester. De plus, on serait en bonne compagnie : cette statue est celle de Bowditch, ce simple matelot américain qui a écrit un ouvrage classique dont se servent les marins anglais, et qui plus tard, en dirigeant une compagnie d’assurances, traduisit la Mécanique céleste de Laplace. Ce n’était pas une simple traduction ; Bowditch a commenté l’ouvrage de l’illustre géomètre français, il l’a simplifié en quelques parties et y a fait entrer les découvertes plus récentes. Laplace disait : « Je suis sûr que M. Bowditch m’a compris, car non-seulement il a relevé dans mon livre quelques erreurs, mais m’a montré comment j’y étais tombé, »

La vie de Bowditch est une des plus belles vies de savant. Dès l’enfance, ses dispositions furent extraordinaires ; apprenti chez un ship-chandler (fournisseur de navires), il traçait sans cesse des figures et des calculs sur une ardoise. Un voisin qui s’en émerveillait assurait qu’il ne serait nullement surpris si, avec le temps, le jeune apprenti arrivait à être un faiseur d’almanachs. Jamais homme n’eut une âme plus belle et plus pure. Sensible à la gloire et modeste tout ensemble, ses yeux se mouillaient de larmes quand on lui disait qu’il était admiré en Europe, et rien cependant ne l’avait touché autant que de recevoir du fend des bois (backwoods) l’indication d’une erreur ; car c’était bien une erreur, ajoutait-il. Il disait encore : « Ce simple fait que mon ouvrage eût atteint un homme vivant aux limites de la civilisation, et qui pouvait le comprendre et l’apprécier, m’a causé plus de plaisir que les éloges des savans et des académies. » Bowditch fut toujours soutenu par sa courageuse femme. L’ouvrage devait coûter 500,000 francs ; elle l’exhorta à tout sacrifier pour l’achever ; dans sa reconnaissance, il voulait lui dédier ce livre, à la production duquel elle avait concouru.