Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/32

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
26
REVUE DES DEUX MONDES.

moment trois millions ; dans un certain nombre d’années, il y en aura six millions. En présence d’une situation si tendue, on conçoit les patriotiques inquiétudes de M. Everett.

Mais je ne suis pas venu dans une université pour ne m’occuper que de politique. Je vais chercher M. Agassiz, ce naturaliste du premier ordre que la Suisse a donné à l’Amérique, que j’ai entrevu à Paris, et qui me semble ici un compatriote, parce qu’il est Européen. Il m’accueille comme un ami, et je crois que dans peu ce nom nous conviendra tout à fait. Certes, la froideur américaine n’a pas gagné M. Agassiz ; il est impossible d’avoir l’esprit plus vif, la conversation plus animée, des manières plus cordiales. Les travaux de M. Agassiz sont très-divers. Une grande question sur le rôle des glaciers aux époques anciennes partageait les géologues. M. Agassiz, pour la résoudre en connaissance de cause, voulut étudier de près la nature et les mouvemens des glaciers, l’action qu’ils exercent sur les murs de rochers entre lesquels ils cheminent, sur les débris qu’ils entraînent à leur surface, ou poussent devant eux en marchant. M. Agassiz, en véritable enfant des Alpes, alla camper et vivre plusieurs mois sur les glaciers. M. Agassiz a fourni à cette histoire de la création avant l’homme, que de notre temps l’homme a osé entreprendre, une autre page plus considérable par son grand travail sur les poissons fossiles ; il a fait pour les poissons ce qu’avait fait pour les mammifères et les reptiles antédiluviens M. Cuvier, dont il se proclame l’élève reconnaissant et dont il est le digne continuateur. Avec des empreintes fugitives et presque effacées, quelquefois avec une écaille épargnée seule par les siècles, il a reconstruit des milliers d’espèces ; de plus, il les a classées en groupes naturels, correspondant aux divers âges de l’apparition de ces êtres. Dans tous ses travaux, M. Agassiz fait marcher de front l’anatomie, la géologie et l’embryogénie, et, dans chacun des grands plans d’organisation établis par Cuvier, les vertébrés, les mollusques, les articulés et les zoophytes, il fait concourir à la classification des êtres les données de ces trois sciences, déterminant la supériorité des divers types d’animaux selon qu’ils sont plus parfaitement organisés et moins anciens dans l’ordre géologique. M. Agassiz étudie tous les êtres vivans, sous le triple aspect de leur organisation présente et de leur organisation antérieure, soit dans le sein de leur mère, soit dans l’état de développement moins avancé atteint aux époques primitives par les espèces qui étaient comme les embryons des espèces actuelles. On sent ce que les harmonies de ces diverses sciences ont de grandeur ; mais, pour les cultiver et les approfondir simultanément, il faut l’étendue et l’activité d’esprit qui caractérisent M. Agassiz, qui lui permettent de suivre à la fois plusieurs ordres de connaissances et plusieurs publications entièrement