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des toits, les vêtemens des gens de la campagne, tout est de la même nuance. Chaque ville a sa couleur : Constantinople est rouge, Malte est blanche, Londres est noire, Montréal est gris.

Avant de rentrer dans la ville, j’ai désiré gravir la hauteur qui la domine et lui donne son nom; mais, de ce côté, je ne pouvais pénétrer qu’en traversant des propriétés particulières. J’ai franchi plusieurs portes et plusieurs cours sans rencontrer personne; enfui une bonne femme, occupée à jardiner, m’a dit, avec un accent plein de cordialité et très-normand : Montais, m’sieu, il y a un biau chemin. En montant, j’ai trouvé de beaux arbres et une vue admirable. Par delà l’arc bleu du Saint-Laurent s’étendaient des montagnes peu élevées, dont les tons gris cendré ou gris de perle se détachaient sur les nuages ou se noyaient dans la lumière. La ville se montrait par-dessus les arbres qui étaient à mes pieds; la cathédrale et plusieurs clochers gothiques dessinaient comme une silhouette blanche sur le ciel.

Ainsi qu’on vient de le voir, l’accent qui domine à Montréal est l’accent normand. Quelques locutions trahissent pareillement l’origine de cette population, qui, comme la population franco-canadienne en général, est surtout normande. Le bagage d’un voyageur s’appelle butin, ce qui se dit également en Normandie et ailleurs, et convient particulièrement aux descendans des anciens Scandinaves. J’ai demandé quel bateau à vapeur je devais prendre pour aller à Québec; on m’a répondu : Ne prenez pas celui-là, c’est le plus méchant. Nous disons encore un méchant bateau, mais non ce bateau est méchant. Nous disons un méchant vers, quand par hasard il s’en fait de tels; mais nous ne dirions pas, comme le Misanthrope :

J’en pourrais, par malheur, faire d’aussi méchans.


Pour retrouver vivantes dans la langue les traditions du grand siècle, il faut aller au Canada.

Ayant eu soin de ne pas prendre le plus méchant des bateaux à vapeur, je suis parti pour Québec avant que la saison soit plus avancée, sauf à m’arrêter encore à Montréal en revenant.

Sur ce bateau est un ouvrier de Québec, qui me traite avec une déférence presque affectueuse, en ma qualité de Français de la vieille France, et m’assure qu’on suit toujours avec intérêt ce qui se passe chez nous. Des Canadiens vivans ont encore vu des vieillards qui attendaient notre retour, et disaient : Quand viendront nos gens? Aujourd’hui, la pensée de redevenir Français n’est plus dans aucun esprit; mais il reste toujours un certain attachement de souvenir et d’imagination pour la France.

Aux premiers rayons du jour, je suis au pied du cap Diamant et