Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/183

Cette page a été validée par deux contributeurs.

rais ses desseins, je ne voulais point le quitter. Après avoir fait assez de chemin pour nous être assurés qu’on ne le cherchait pas où il était, il me congédia et me donna rendez-vous pour le lendemain dans l’asile qu’il s’était choisi, car il était à craindre qu’en exécution de l’arrêt on n’allât le chercher dans sa propre maison ; mais cet arrêt avait été si mal reçu de la multitude assemblée aux portes de la chambre, les juges avaient été si conspués en levant l’audience, quoique plusieurs se fussent évadés par de longs corridors inconnus du public, qu’on appelle les détours du palais ; ils voyaient tant de marques de mécontentement, qu’ils ne furent pas tentés de mettre à exécution une sentence qui ne leur attirait que le blâme universel. »


On connaît le triomphe éclatant qui suivit ce jugement, dont l’exécution s’arrêtait devant la popularité de Beaumarchais : tout Paris se faisant inscrire chez lui, le prince de Conti et le duc d’Orléans lui donnant une fête brillante le lendemain même du jour où un tribunal avait tenté de le flétrir ; M. de Sartines lui disant : « Ce n’est pas assez que d’être blâmé, il faut encore être modeste. » Quand de telles discordances se produisent dans une société, elle est bien malade. Ajoutons à ces détails connus un détail intime et délicat que j’emprunte au manuscrit inédit de Gudin.


« Il eut, dit Gudin, des consolations plus touchantes encore que celles de l’amitié. Sa célébrité attira sur lui les regards d’une femme douée d’un cœur sensible et d’un caractère ferme, propre à le soutenir dans les combats cruels qu’il avait encore à livrer. Elle ne le connaissait point ; mais son âme, émue par la lecture de ses mémoires, appelait celle de cet homme célèbre. Elle brûlait du désir de le voir. J’étais avec lui lorsque, sous le prétexte de s’occuper de musique, elle envoya un homme de sa connaissance et de celle de Beaumarchais le prier de lui prêter sa harpe pour quelques minutes. Une telle demande dans de telles circonstances décelait son intention. Beaumarchais la comprit ; il y fut sensible, et il répondit : — Je ne prête point ma harpe ; mais si elle veut venir avec vous, je l’entendrai, et elle pourra m’entendre. Elle vint ; je fus témoin de leur première entrevue. J’ai déjà dit qu’il était difficile de voir Beaumarchais sans l’aimer. Quelle impression ne devait-il pas produire quand il était couvert des applaudissemens de tout Paris, quand on le regardait comme le défenseur de la liberté opprimée, le vengeur du public ! Il était encore plus difficile de résister aux regards, à la voix, au maintien, aux discours de cette jeune femme, et cet attrait que l’un et l’autre inspiraient à la première vue augmentait d’heure en heure par la variété de leurs agrémens et la foule des excellentes qualités qu’on découvrait en eux à mesure qu’on les connaissait davantage. Leurs cœurs furent unis dès ce moment d’un lien que nulle circonstance ne put rompre, et que l’amour, l’estime, la confiance, le temps et les lois rendirent indissoluble[1]. »

  1. La charmante personne dont parle ici Gudin, et qui devint la troisième femme de Beaumarchais, se nommait Marie-Thérèse-Émilie Willermawlaz. Elle était d’origine suisse et appartenait à une famille distinguée du pays de Charmey. J’ai vu un grand portrait d’elle où elle est représentée avec la toilette qu’elle avait sans doute le jour de l’entrevue, car elle porte le fameux panache en plumes à la quesaco, et sous cette coiffure