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REVUE DES DEUX MONDES.

on n’a vu que les flots. Je cherche un quartier moins étourdissant ; je longe les bords de l’Hudson. Ici c’est une autre agitation, un autre bruit : les ateliers où l’on construit les machines à vapeur retentissent du fracas des marteaux. Sur le fleuve passent et se croisent les bateaux à vapeur qui le montent ou le redescendent. Une très-vive lumière éclaire cette scène, pour moi nouvelle. Mon premier coucher de soleil en Amérique est bien américain : c’est à travers des mâts, et par-dessus des chantiers, que je vois l’astre étincelant disparaître dans un ciel d’or. Suivant alors des rues silencieuses, je crois retrouver l’ancienne petite ville hollandaise, aussi calme, aussi flegmatique que la ville américaine est active et ardente, et dont Washington Irving a raconté si drôlement l’histoire imaginaire : les trottoirs en brique, les arbres qui bordent les rues, aident à l’illusion de la Hollande. Puis je rentre dans la partie animée de New-York ; je m’arrête devant un magasin comme il n’en existait pas dans le Nouvel-Amsterdam, comme il n’en existe peut-être ni à Londres ni à Paris ; le Petit Saint-Thomas est éclipsé. Je viens de compter cinq étages et soixante-quinze fenêtres. Je n’étais pas seul à admirer ; en me retournant, que vois-je ? deux sauvages en grand costume, le visage peint, des plumes sur la tête, là, au milieu de cette foule, dans cette rue, devant ce magasin ! les propriétaires naturels du sol, devenus étrangers sur ce sol, et presque aussi dépaysés dans la patrie de leurs ancêtres que le serait un Chinois dans les rues de Paris ! Toute l’histoire des deux races est là. Le plus redoutable chef indien, dans ses forêts, aurait moins frappé mon imagination par sa présence, m’aurait moins donné à réfléchir et à rêver, que ces deux badauds du désert flânant dans la grande rue de New-York.

Je rentre ; il y a un concert dans l’hôtel. Je m’endors, la fenêtre ouverte, au bruit de la musique, au murmure d’une eau jaillissante, par un clair de lune napolitain.


De New-York à Boston.

Je reviendrai à New-York ; mais je suis pressé d’aller voir la ville qu’on dit la plus intellectuelle des États-Unis, Boston, et l’université de Cambridge auprès de Boston. Trois ou quatre steamers partent aujourd’hui ; j’en prends un au hasard. Un domestique noir, en me remettant les numéros gravés sur de petites plaques de cuivre qui doivent me servir à réclamer mon bagage, a soin de les glisser adroitement dans ma main sans la toucher. Ce procédé peut avoir ses avantages, mais il fait faire une réflexion pénible sur le rapport des deux races.

Le bateau à vapeur côtoie une rive bordée de vaisseaux, couverte de magasins, d’entrepôts, dont l’aspect n’a rien de poétique, mais