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de voir paraître la première édition générale des œuvres de son rude adversaire. Il ne méritait sans doute pas toute la mauvaise réputation que lui valut son démêlé avec Beaumarchais ; il faut toujours faire la part de l’excès dans ces sortes de polémiques personnelles, qui heureusement ne sont plus guère dans nos mœurs ; mais il est très certain que c’est lui qui avait pris l’initiative, non pas de l’attaque, mais de l’outrage, — et si la polémique de Beaumarchais est parfois choquante pour le goût, la sienne a des allures obliques de délateur et de tartufe qui le rendent très peu intéressant.

Parmi tous les témoignages défavorables pour Marin qui se rencontrent dans les papiers de Beaumarchais, je n’en citerai qu’un, qui emprunte quelque prix au nom de l’auteur. Dans son troisième mémoire, Beaumarchais, opposant aux éloges que Marin se donne à lui-même le témoignage de diverses personnes qui ont à se plaindre de lui, s’exprime ainsi : « Oseriez-vous compter sur le témoignage de M. de Saint-P., qui depuis cinq ans gémit du malheur de vous avoir confié ses pouvoirs pour un arbitrage, et qui ne cesse de demander vengeance au ministère contre vous ? » Ce Saint-P. n’est autre que Bernardin de Saint-Pierre, qui végétait alors à Paris, pauvre, inconnu, et qui, ayant eu à se plaindre de Marin, répond à Beaumarchais, qui l’interroge, par une lettre dont j’extrais le passage suivant, peu flatteur pour le gazetier :


« Je vous plains, monsieur, d’avoir trouvé dans votre chemin un homme aussi dangereux, aussi profondément pervers, et qui peut emprunter des forces particulières d’un inspecteur de police, son ami, nommé d’Hémery… Je souhaite pour le bien public, pour mon repos et pour l’avantage de la littérature, que votre affaire puisse donner lieu à éclairer la marche de ces gens-là. Il me semble que l’on voudrait que je concourusse à servir de vengeur ; mais je le répète, monsieur, je me suis livré à la justice et aux effets de l’exact honneur de M. de Sartines. Le jour où il m’ouvrira la bouche, je parlerai dans les termes les moins obscurs, et l’on ne pourra méconnaître les caractères du galant homme et du bon citoyen. Vous pouvez juger, monsieur, par mes détails, que je n’ai nulle intention de vous désobliger. Je vous prie même d’être bien persuadé que je vous rends tout ce que je dois à un homme de lettres fait pour atteindre à la réputation de Molière, et que c’est avec ces sentimens que j’ai l’honneur d’être, etc.

« De Saint-Pierre,
« Quai des Miramiones, le 12 décembre 1773. »


Indépendamment de l’intérêt qu’offre ici ce témoignage sur Marin, la fin de cette lettre prouve la sagacité de Bernardin de Saint-Pierre, qui, à une époque où Beaumarchais n’a encore publié que des drames, devine, à la seule lecture de ses mémoires qu’il est avant tout né pour réussir dans la comédie.