Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/166

Cette page a été validée par deux contributeurs.

trer à vous dans mon carrosse, il avait fallu ce jour-là même que j’eusse celui de demander, le chapeau dans une main, le gros écu dans l’autre, permission de m’en servir à ces compagnons huissiers, ce que je faisais, ne vous déplaise, tous les matins ; et pendant que je vous parle avec tant de tranquillité, la même détresse subsiste encore dans ma maison.

« Qu’on est injuste ! On jalouse et l’on hait tel homme qu’on croit heureux, qui donnerait souvent du retour pour être à la place du piéton qui le déteste à cause de son carrosse. Moi, par exemple, y a-t-il rien de si propice que ma situation actuelle pour me désoler ? mais je suis un peu comme la cousine d’Héloïse, j’ai beau pleurer, il faut toujours que le rire s’échappe par quelque coin[1]. Voilà ce qui me rend doux à votre égard. Ma philosophie est d’être, si je puis, content de moi, et de laisser aller le reste comme il plaît à Dieu. »


C’est par de tels passages, qui abondent dans les Mémoires contre Goëzman, que Beaumarchais savait détruire dans le public les préventions répandues contre lui, désarmer les envieux, ramener les malveillans, se faire aimer des indifférens, et intéresser tout le monde à sa cause. Cette page que je viens de citer me semble une de ses meilleures sous le rapport du naturel, de la facilité et de la variété des nuances, surtout si l’on y ajoute ces quelques lignes qui complètent sa réponse à d’Arnaud, et offrent après le miel l’aiguillon : « Pardon, monsieur, si je n’ai pas répondu, dans un écrit exprès pour vous seul, à toutes les injures de votre mémoire ; pardon si, vous voyant mesurer dans mon cœur les sombres profondeurs de l’enfer, et vous écrier : Tu dors, Jupiter, à quoi te sert donc ta foudre ? j’ai répondu légèrement à tant de bouffissure ; pardon, vous fûtes écolier sans doute, et vous savez qu’au ballon le mieux soufflé il ne faut qu’un coup d’épingle. »

De tous les adversaires de Beaumarchais, celui qu’il a le plus maltraité dans ses Mémoires, celui contre lequel sa plume s’emporte souvent jusqu’à l’excès, c’est le gazetier Marin ; mais il faut dire aussi que, de tous ses adversaires, celui-là est sinon le plus violent en paroles, au moins le plus sournois, le plus perfidement venimeux dans l’insinuation, et par conséquent le plus dangereux. Quand on a lu ses factums, on comprend et on excuse l’acharnement de Beaumarchais. Marin était un de ces littérateurs sans talent[2], qui, ne pouvant devenir quelqu’un, s’attachent opiniâtrement à devenir quelque chose, et arrivent parfois, en se remuant beaucoup, à con-

  1. Beaumarchais affectionne cette comparaison ; on se souvient qu’il l’a déjà employée dans une lettre à son père.
  2. Il existe de lui une Histoire du sultan Saladin, que nous n’avons pas lue, mais pour affirmer sans scrupule qu’il n’avait aucun talent, il suffit de lire les mémoires contre Beaumarchais, qui sont détestables, et quelques-uns de ses articles de la Gazette de France, que les recueils du temps citent souvent avec raison comme des modèles de platitude.