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d’une moralité équivoque, lorsque le chancelier Maupeou le fit entrer, en 1771, dans le parlement décrié qu’il venait d’établir pour remplacer l’ancien parlement. Ce juge avait épousé en secondes noces une femme jeune, jolie, mais peu scrupuleuse, et dont les propos étaient de nature à faire peu d’honneur à la probité de son mari et à la sienne, car il fut démontré dans le cours du procès qu’elle avait dit devant plusieurs témoins : « Il serait impossible de se soutenir honnêtement avec ce qu’on nous donne ; mais nous avons l’art de plumer la poule sans la faire crier. » On voit que si le chancelier Maupeou avait supprimé les épices, quelques-uns des nouveaux magistrats trouvaient le secret de les remplacer avantageusement. Des propos de ce genre étaient fréquemment tenus par Mme  Goëzman chez un libraire nommé Lejay, qui vendait les ouvrages du mari et recevait de temps en temps la visite de la femme. Ce libraire ne connaissait point Beaumarchais ; mais, apprenant par un ami commun que ce dernier se désespérait de ne pouvoir trouver accès auprès de son rapporteur, il lui fit dire que le seul moyen d’obtenir des audiences et de s’assurer de l’équité du juge était de faire un présent à sa femme, et il demanda pour elle 200 louis. Beaumarchais donna 100 louis, plus une montre enrichie de diamans d’une valeur égale. La dame fit demander encore 15 louis, qu’elle disait destinés au secrétaire de son mari. Les 15 louis furent envoyés ; la dame fit dire en même temps que, si Beaumarchais perdait son procès, tout ce qu’il donnait lui serait restitué, excepté les 15 louis, qui resteraient acquis au secrétaire ; le lendemain, Beaumarchais obtint une audience du rapporteur Goëzman ; deux jours après, ce juge conclut contre lui, et il perdit son procès. La dame renvoya fidèlement les 100 louis et la montre ; mais Beaumarchais, s’étant informé auprès du secrétaire, à qui dans le cours du procès il avait déjà donné 10 louis, s’il avait reçu en plus de Mme  Goëzman 15 louis, apprit que cette dame n’avait rien donné au secrétaire, et que les 15 louis étaient restés dans sa poche. Irrité déjà de la perte d’un procès aussi important pour sa fortune et son honneur, il trouva mauvais que Mme  Goëzman se permît cette spéculation détournée, et il se décida à lui écrire pour lui réclamer les 15 louis. Cette démarche était grave, car si cette dame, refusant la restitution, niait l’argent reçu, si Beaumarchais insistait, si la chose faisait du bruit, il pouvait en surgir un procès dangereux. Ses amis cherchèrent à l’en détourner ; mais la démarche, offrant des périls, offrait aussi des avantages. Persuadé à tort ou à raison qu’il n’avait perdu son procès que parce que son adversaire avait donné plus d’argent que lui au juge Goëzman, Beaumarchais, en affrontant le danger d’une lutte personnelle avec ce magistrat, pouvait espérer de le convaincre de vénalité et de faciliter d’autant la cassation du jugement rendu sur son rap-