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PROMENADE EN AMÉRIQUE.

et je commence à comprendre comment des mœurs démocratiques peuvent ne pas entraîner nécessairement un pêle-mêle universel.

On parle beaucoup politique autour de moi ; j’écoute avec un grand empressement ces conversations ; elles roulent rarement sur les intérêts généraux de l’Union, presque toujours sur les intérêts particuliers des différens états dont la fédération se compose, et qui, comme on sait, ont chacun leur code et leur gouvernement. En ma qualité de Français, il m’est arrivé de demander comment tel ou tel point de droit, tel ou tel détail de l’administration étaient réglés aux États-Unis ; on me demandait à mon tour duquel des vingt-trois états je voulais parler. Il y avait quelquefois vingt-trois réponses à ma question. Les hommes, fort éclairés du reste, que je consultais me paraissaient connaître surtout la législation et l’organisation politique de leur état ; bien qu’un esprit analogue pénètre dans toutes les parties de l’Union, les diversités de détail sont grandes. L’indépendance et la vie propre des états, en tout ce qui ne touche point à l’intérêt universel de la fédération, sont un des premiers traits qui frappe un Français dans les institutions américaines.

Un autre résultat de ces institutions, c’est la facilité avec laquelle elles peuvent être modifiées sans secousse et sans danger. J’entendais sans cesse parler de conventions et de révolutions auxquelles plusieurs personnages présens avaient pris une part active. Chez nous, ces mots réveillent des idées terribles. Aux États-Unis, le jour où l’on veut changer quelque article de la constitution d’un état, on s’adresse à la législature, qui propose la réunion d’une convention. Le peuple consulté prononce que la convention sera convoquée. La constitution amendée par celle-ci est soumise à la ratification du suffrage populaire. C’est ce qu’on appelle ici une révolution.

Une de ces révolutions a changé dans l’état de New-York l’organisation judiciaire, et ce changement a été imité dans plusieurs autres états ; il consiste à faire nommer les juges par les électeurs. C’est une application bien étrange et bien extrême du principe de l’élection que de faire voter ceux qui doivent être pendus pour la nomination de ceux qui doivent les pendre, d’autant plus que les juges ainsi élus ne le sont que pour un temps et pour un temps assez court. Il me paraît impossible que cette mesure n’ait de grands inconvéniens, ou au moins n’offre de grands dangers. Voilà le droit sacré de rendre la justice, ce droit qu’on doit s’efforcer de maintenir dans une région supérieure aux passions politiques, tombé dans leur domaine et devenu le prix du combat, la proie du vainqueur. On me répond par cette expression transportée du langage de la mécanique dans l’idiome politique des États-Unis : it works well, cela fonctionne bien. On m’assure que les choix ont été jusqu’ici excellens,