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le péril et sacrifier au besoin leur vie. Bien qu’ils placent les dignités civiles au-dessus des dignités militaires, ils honorent, comme tous les peuples, le courage déployé dans le combat : ils ont souvent fait la guerre, ils ont remporté des victoires, ils conservent dans leurs annales le souvenir de princes conquérans et de généraux glorieux. Cherchons donc ailleurs le motif de leurs récentes défaites. Ce ne sont point les soldats de l’Angleterre, ce sont les armes de l’Occident qui les ont vaincus : ils sont tombés victimes de leur ignorance, non de leur lâcheté. Quelle résistance pouvaient-ils opposer avec leurs sabres à double lame, leurs fusils à mèche et leurs canons inoffensifs, à ces troupes disciplinées dont chaque décharge lançait la mort dans leurs rangs? Dès que le vent avait dissipé la fumée de leur artillerie qu’ils croyaient si formidable, ils voyaient s’ébranler en bon ordre des bataillons intacts qui les mitraillaient à coup sûr. Les Chinois fuyaient donc, quel que fût leur nombre, et la panique leur donnait des ailes. A leurs yeux, les Anglais n’étaient plus des hommes, mais des démons ! Comment la lutte n’eût-elle pas été inégale? La Chine, qui, durant tant de siècles, avait persisté à se séparer de la grande famille humaine, devait expier tôt ou tard son isolement orgueilleux. Pendant qu’elle demeurait stationnaire et se fiait à la solidité de ses vieilles armures, les peuples de l’Occident forgeaient le fer destiné à la conquérir; ils dérobaient à la science les secrets de la guerre. En dédaignant de prendre part à cet enseignement qui se transmet par le contact et se développe au foyer de la civilisation commune, l’Empire Céleste se préparait d’éternels remords, car il en est des peuples comme des hommes : malheur à ceux qui vivent seuls !

La Chine a toujours vécu seule. Étrangère aux progrès accomplis dans l’art de la guerre, elle ignorait également les moyens de se ménager des alliances qui auraient pu, au jour du péril, lui venir en aide, et le caractère de sa politique lui interdisait tout appel aux intérêts ou aux sympathies des autres nations. Méprise grossière, dont les mandarins les plus éclairés du cabinet impérial reconnurent trop tard les funestes conséquences ! Dans la lutte engagée contre l’Angleterre, le Céleste Empire ne représentait-il pas, en définitive, la race asiatique attaquée par la race européenne? Et dès lors ne devait-il point rattacher à sa cause tous les peuples de l’extrême Orient? Si les alliés n’avaient point envoyé de troupes à Canton ou à Nankin, ils auraient du moins opéré d’utiles diversions sur les frontières de l’Inde, et peut-être la Grande-Bretagne eût-elle sérieusement réfléchi devant la perspective d’une conflagration générale. En outre, est-il bien sûr que certaines nations de l’Europe et les États-Unis aient applaudi sans réserve à l’initiative prise par l’Angleterre pour forcer à coups de canon les portes de la Chine? L’événement a prouvé que le commerce du monde entier avait largement profité du triomphe obtenu par les armes britanniques; mais, à l’époque où la guerre fut déclarée, on craignait que l’Angleterre ne s’attribuât, après la victoire, des privilèges exclusifs, et ne se fît, suivant son habitude, la part du lion. Ces appréhensions, qui furent complètement démenties, il faut le reconnaître, par les clauses libérales du traité de Nankin, devaient exciter de vives défiances, que l’habileté la plus vulgaire se fût empressée d’exploiter au profit de la cause chinoise. Enfin les conseillers de Tao-kwang pouvaient-ils ignorer à quel point la Russie et les États-Unis sont jaloux des progrès de l’invasion anglaise