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ADELINE PROTAT.

mais Adeline se ressouvint que c’était elle-même qui la première, et préoccupée par le prochain retour de Lazare, s’était montrée un peu plus tiède dans ses relations avec l’apprenti. Indifférente à tout ce qui ne se rattachait pas à cette pensée qu’elle allait revoir l’artiste, elle se rappela qu’elle n’était point intervenue quelquefois avec sa sympathie ordinaire entre les fautes commises par Zéphyr et la brutalité de son père. — Serait-ce donc, se demandait Adeline, que Zéphyr m’a gardé rancune ? mais comment a-t-il pu songer à se venger par un tel moyen ? Comment a-t-il pu deviner ?

Un détail qu’il n’est peut-être pas inutile de faire connaître, c’est que depuis son retour à Montigny la fille du sabotier avait toujours considéré et traité Zéphyr comme elle-même était traitée et considérée par Lazare, c’est-à-dire comme un enfant. On ne s’étonnera donc pas si elle n’avait point pris garde à une foule de petits faits de nature à éclairer ses doutes et à diriger ses soupçons. Familière avec l’apprenti ainsi que Lazare l’était avec elle-même, quand elle lui donnait par ci par là une petite tape amicale en passant, elle n’avait jamais remarqué que le jeune garçon tremblait et pâlissait à la fois, comme elle-même devenait pâle et tremblante lorsqu’il arrivait à Lazare de la prendre par la taille et de la faire sauter en l’embrassant. Lorsque le bonhomme Protat employait la famine comme moyen de correction avec son apprenti, plus paresseux que de coutume, si Adeline allait porter en cachette à celui-ci son souper retranché, dans le remerciement de Zéphyr elle ne voyait qu’un remerciement ; mais l’accent avec lequel il lui manifestait sa reconnaissance, son regard, son geste, le peu de souci qu’il semblait avoir d’échapper à la diète à laquelle il avait été condamné pour ne voir qu’elle, n’entendre qu’elle ; ses brusques mouvemens à son entrée, l’animation passagère qui montait à son visage, et, quand elle lui disait de sa voix douce et traînante : — Tiens, mon mignon, je t’apporte à souper avec du bon pain tendre ; — la lueur rapide qui illuminait l’œil de l’apprenti comme une étincelle jaillissant d’un feu couvert : — ces mille symptômes trahissant le trouble intérieur éprouvé par le jeune garçon quand il se trouvait mis en contact avec la fille de son maître, échappaient toujours à Adeline, ce qui expliquera comment elle n’en avait conservé aucun souvenir. Aussi elle regrettait que Lazare eût empêché son père de poursuivre l’interrogation de Zéphyr. Que celui-ci eût avoué ou non la véritable cause qui l’avait porté à cette tentative, il aurait parlé sans doute, et, dans quelques-unes de ses réponses, elle aurait pu surprendre peut-être un indice qui l’eût aidée à pénétrer l’inexplicable mystère de sa conduite, ou qui tout au moins aurait pu servir de point de départ à son incertitude. Cependant, comme elle savait instinctivement posséder une grande in-