presque chaque soldat essaya de se fortifier à part. C’est de cette disposition universelle que naquit le régime féodal, et il n’est pas de pays qui ait reçu plus fortement que l’Angleterre l’empreinte de ce régime. Le premier soin des conquérans fut de s’assurer de grandes étendues de terres où ils pussent vivre sans contrainte, comme dans leurs forêts natales, ajoutant aux plaisirs de la chasse l’abondance des biens que donne la culture. Les rois barbares ne se distinguaient de leurs vassaux que par l’étendue de leurs domaines. Même en France, les rois des deux premières races n’étaient que de grands propriétaires, vivant dans de vastes fermes, aussi fiers du nombre de leur bétail et de la quantité de leurs récoltes que de la foule des hommes d’armes qui marchaient à leur voix. Le plus grand de tous, Charlemagne, n’a pas été moins remarquable comme administrateur de ses propriétés rurales que comme chef d’un immense empire.
En Angleterre, cette tendance, commune à toutes les races du Nord, se donna d’autant plus carrière, que le pays était moins peuplé, moins civilisé, moins modifié par la domination romaine. Comme il n’y avait pas de populations savantes et lettrées qui pussent lutter en faveur de la vie policée, comme les villes bretonnes n’étaient que des villages pauvres qui n’offraient rien à piller, la possession des campagnes fut seule enviée. Ces peuplades n’avaient que le sol pour tout bien, et ne pouvaient lutter que pour l’usage du sol. « Non, chantaient les poètes cambriens en se réfugiant dans les montagnes galloises contre les attaques des Saxons, nous ne céderons jamais à nos ennemis les terres fertiles qu’arrose la Wye. » A leur tour, c’est pour la défense de leurs terres que les Saxons combattirent contre les Normands, et le premier effet de la grande conquête du XIe siècle fut le partage des terres des vaincus entre les vainqueurs.
L’importance exclusive attachée par les Normands à la propriété du sol se révèle par ce monument extraordinaire du génie des conquérans, qui est resté unique, propre à l’Angleterre, et qui a exercé une si grande influence sur le développement ultérieur de ce pays. Je veux parler du relevé général des propriétés exécuté, vers 1080, par ordre de Guillaume, et qui a reçu des Saxons dépossédés le nom de livre du dernier jugement (Domesday-Book), parce qu’il consacrait définitivement l’expropriation à peu près universelle de leur race. Ce livre, conservé jusqu’à nos jours à l’échiquier, est devenu le point de départ de la propriété foncière anglaise ; aujourd’hui encore il n’y a de propriété absolue, véritablement légale, que celle qui peut remonter incontestablement à cette souche commune. Aucune nation ne peut se vanter de posséder un cadastre aussi ancien, aussi détaillé, aussi authentique.
Quinze ans environ s’étaient écoulés depuis la bataille d’Hastings, quand le Domesday-Book fut entrepris. Les nouveaux propriétaires