Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/1135

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nécessité, mais par amour, ce Dieu qui compose le plan de l’univers l’œil fixé sur l’exemplaire éternel de la beauté et de la justice, ce Dieu qui, en voyant s’agiter le monde fait à son image, se réjouit, et dans sa joie veut le rendre encore plus semblable à son modèle, je sais ce que me diraient les hégéliens, que Platon se joue et qu’il paie tribut aux préjugés du vulgaire. Mais Platon se jouait-il lorsque, dans un de ses plus sévères et de ses plus profonds dialogues, il engageait contre les éléates (c’étaient les hégéliens du temps) une polémique si vigoureuse, quand il démontrait que leur unité absolue, sans attribut, sans pensée, sans vie, n’est qu’un abîme de contradictions, quand il s’écriait enfin : « Mais quoi, par Jupiter ! nous persuadera-t-on si facilement que, dans la réalité, le mouvement, la vie, l’âme, l’intelligence, ne conviennent pas à l’Être absolu ; que cet Être ne vit ni pense, et qu’il demeure immobile, immuable, sans avoir part à l’auguste et sainte intelligence ? »

Voilà le Dieu qu’enseignent Platon et Descartes, ces maîtres préférés de la philosophie française, et voilà aussi le Dieu que toute créature humaine entrevoit et adore au fond de son cœur ; car enfin faites la différence si grande qu’il vous plaira entre l’intelligence d’un Leibnitz et celle du plus ignorant des hommes, — la raison leur est commune, et c’est mal s’en servir que de ne pas savoir comprendre et partager la foi des humbles d’esprit. Oui, sans doute, l’Être infini est infiniment au-dessus de toute formule et de toute image ; mais ce n’est point profaner son nom que d’adorer en lui le type accompli de l’intelligence, de l’amour et de la liberté. Et dès lors l’homme n’est plus un mode nécessaire et fugitif de l’existence universelle, sorti d’un abîme et destiné à y rentrer : il est l’ouvrage d’un dessein profond et d’une Providence attentive ; il a un but, un idéal ; il a des devoirs et des droits, il est ferme dans la vie et tranquille dans la mort. Armée d’une telle doctrine, je ne redoute pour la philosophie ni l’ardeur industrielle de notre temps, ni son mouvement démocratique, ni son retour à la religion. Sûre d’elle-même et de son principe, qui est celui de la société nouvelle, la philosophie regarde avec calme et sans jalousie l’influence bienfaisante des sentimens et des vertus qu’inspire le christianisme. Les conquêtes de l’industrie sont à ses yeux le triomphe éclatant de l’esprit sur la matière, et dans les progrès légitimes de la bonne démocratie elle voit le mouvement ascendant des nations modernes vers un idéal de liberté, de lumière et de justice que sa mission propre est de poursuivre sans cesse pour le purifier et l’agrandir.


EMILE SAISSET.