certaine école et qu’un certain parti. Voltaire lui-même, malgré l’étendue et la variété de son génie, n’exprime pas tout son siècle, et j’ajoute qu’il en répudie quelques-unes des meilleures inspirations. C’est ailleurs qu’il faut les aller recueillir, dans l’auteur d’Émile, et mieux encore dans Montesquieu et dans Turgot ; c’est aussi dans ces sages aimables d’Edimbourg et de Glasgow, Hutcheson, Adam Smith, Thomas Reid, et dans le puissant méditatif de Kœnigsberg, Emmanuel Kant. Or il est certain, et on ne peut assez le répéter, que ces grands esprits ont passé leur vie à combattre le matérialisme et le scepticisme. Comment donc n’en ont-ils pas triomphé ? C’est, hélas ! qu’ils avaient laissé des otages entre les mains de l’ennemi : je veux dire que, tout en détestant les conséquences de la philosophie des sens, ils n’en rejetaient pas, faute de les bien connaître, tous les principes, et il a suffi, pour corrompre les bonnes semences, de ce mauvais levain. Kant commence sa célèbre Critique par protester contre l’empirisme de Locke avec autant de force qu’avait pu le faire Reid, et comme Reid encore, c’est du scepticisme de Hume qu’il veut affranchir la philosophie. Allez jusqu’au bout. Son dernier mot, c’est que toute affirmation spéculative sur l’âme et sur Dieu est une hypothèse arbitraire, c’est-à-dire que la religion naturelle et la théodicée n’ont aucun solide fondement. Écoutez le vicaire savoyard lançant contre Helvétius et d’Holbach ses apostrophes véhémentes, vous croyez entendre les accens du spiritualisme le plus pur. Regardez-y de près, ce grand adversaire des encyclopédistes n’est bien souvent qu’un de leurs disciples qui s’ignore. Il a appris à leur école à nier l’idée de l’infini, à déclarer inaccessible à l’esprit humain toute existence absolue, et s’il répudie la sensation., ce n’est point à l’autorité lumineuse et précise de la raison, mais aux vagues inspirations du cœur, qu’il demande sa théodicée, — mal fidèle encore à son principe, puisqu’il aboutit à fonder sur la souveraineté du nombre, c’est-à-dire sur la force, une politique pleine de chimères, après avoir fondé sur le sentiment une morale bien chancelante.
C’est ainsi que tout se mêle dans cette époque étrange, le bien avec le mal, la vérité avec l’erreur, le doute avec la foi, la revendication légitime de réformes durables et de droits sacrés avec les rêves de l’utopie et les menaces brutales de la force, le plus noble enthousiasme pour la tolérance, l’humanité, la justice, avec des doctrines qui semblent faites tout exprès pour la tyrannie. Et de là, vers la fin du siècle, quand tous ces principes contraires, venant à fermenter ensemble, amenèrent cette explosion terrible de la révolution française, alors surtout que les idées de Montesquieu reculèrent devant les doctrines de Rousseau, dépassées à leur tour par celles de Condorcet et de Mably, et que le déisme sentimental du vicaire savoyard fut aux prises