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l’éveiller de la stupeur croissante qui engourdissait ses sens. Elle l’appelait à haute voix, elle soulevait ses mains et les pressait dans les siennes.

« La porte s’ouvrit : Adrien était à côté d’elle, pâle, ferme, maître de lui-même. Elle murmura sans tourner ses regards vers lui : « Que deviendrai-je s’il meurt ? » Les yeux de Maurice se fermaient, il ne semblait plus entendre ni sentir. Elle se retourna alors du côté d’Adrien et jeta sur lui un regard si horriblement désespéré, qu’il devint encore plus pâle. Il lui mit la main sur l’épaule et lui dit :

« — Gertrude, priez, priez de toute la force de votre désespoir, et laissez-moi veiller à côté de ce lit. Cette nuit-ci, nous la passerons ensemble, et puis, quelle que soit la volonté de Dieu, quoi qu’il arrive…

« — Nous nous séparerons pour jamais, dit-elle lentement.

« — Ainsi soit-il.

« — C’est un vœu, ajouta-t-elle.

« — Aussi solennel que cette heure, répliqua-t-il. Maintenant allez, et priez Dieu d’avoir pitié de vous et de moi. »


Ce vœu, cette immolation à Dieu de son amour que fait cette femme qui croit avoir frôlé un crime, la métamorphose. Maurice est sauvé par les soins d’Adrien et de Gertrude. Quand il revient à lui, il voit devant lui sa femme et son ancien ami. Il indique d’un regard effaré Adrien à Gertrude. — « Autrefois, mais plus à présent, lui dit-elle à voix basse en répondant à sa pensée. Croyez-moi, cher Maurice, par tout ce que j’ai souffert cette nuit, par tout ce que nous avons souffert depuis notre mariage, vous pouvez me croire maintenant. Mon amour est à vous désormais, à vous seul. Je vous l’ai donné, Maurice, dans une heure terrible, et je n’ai pas traversé en vain la plus effrayante épreuve qui ait été infligée, pour l’écraser, à une âme endurcie. » Et Maurice voit dans les yeux de sa femme la vérité de ses paroles. Gertrude, épurée par le renoncement absolu et dévoué de la passion, qui était l’orgueil de sa volonté et la volupté de son cœur, se réconcilie avec le devoir et avec la vie. Elle est sereine, elle est pieuse, elle est heureuse. J’avoue qu’au point de vue du mouvement des passions autant qu’au point de vue religieux, ce miracle de la grâce me paraît une très belle et très émouvante péripétie.

Là est le dénoûment moral du roman ; en voici la conclusion en deux mots. Maurice meurt à son arrivée en Amérique ; Gertrude, laissée veuve, est bientôt mère ; Adrien se fait missionnaire. Quelques années après, Gertrude reçut une lettre de son frère Edgar. Depuis les malheurs de sa maison, M. Lifford avait longtemps voyagé avec son fils, ensuite il était revenu à Lifford-Grange. Le vieil orgueilleux commençait à plier sous les catastrophes amenées par ses préjugés obstinés. Il reparlait de Gertrude, dont il n’avait plus prononcé le nom depuis sa fuite. Edgar pensait que le retour de Gertrude rendrait