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elle se laisse conduire au chemin de fer. Elle arrive en quelques heures à Londres, non dans le Londres poétique de son imagination, mais dans le Londres lugubre de l’hiver, dans le Londres enseveli sous les brouillards et noyé dans la boue. Maurice la conduit à sa mère, à sa sœur, muettes de consternation et d’attendrissement, comme s’il l’avait enlevée. La triste famille, le fiancé fiévreux et troublé, la fiancée dévastée et inerte, montent dans une voiture de place et vont à la chapelle catholique, où se fait le mariage furtif. « Maurice, je tâcherai d’être pour vous une bonne femme. » C’est tout ce que Gertrude eut la force de dire au jeune homme à qui elle venait de donner le cadavre de son cœur.

Cette union, marquée dès le premier jour par la fatalité, fut une fièvre lente. Gertrude, lorsque le temps et la réflexion eurent passé sur son coup de tête, ne fut pas sévère envers Maurice. Elle ne se montra pas irritée de la surprise qu’il avait faite à sa douleur en délire ; elle s’efforçait d’être bonne, mais elle portait en elle ce somnambulisme de l’âme, cette hallucination de l’idée fixe que laissent après eux les grands désespoirs. Maurice, nature faible et inquiète, sentait l’obstacle dressé entre Gertrude et lui. Parfois il se soulevait contre cette infranchissable barrière, et il s’y meurtrissait ; parfois il s’apitoyait sur Gertrude comme sur sa victime. À la suite de ces torturantes alternatives de désirs et de colères refoulés et d’attendrissemens débordés, un jour, Maurice fit à Gertrude un effrayant aveu. Le matin même où il avait épousé Gertrude, avant le mariage, il avait reçu une lettre d’Adrien d’Arberg : les faux bruits répandus sur son compte y étaient démentis, et Adrien demandait avec sollicitude à Maurice des nouvelles de Gertrude. Après avoir eu la coupable faiblesse de cacher cette lettre à celle qui n’était pas encore sa femme. Maurice eut la cruelle imprudence de la montrer à Gertrude pour voir si le souvenir d’Adrien vivait encore en elle. L’impassibilité à laquelle la jeune femme avait, par l’héroïsme de sa volonté, plié son âme depuis un an ne put résister à cette affreuse révélation. Elle resta résignée à sa chaîne, mais se crut affranchie vis-à-vis de Maurice de la fidélité de ses pensées. Entre elle et lui, la séparation morale était irrévocable. Maurice désespéré ne fit plus dans sa maison que des apparitions courtes et silencieuses. Il avait abandonné peu à peu les leçons de musique au moyen desquelles il répandait autour de sa femme un dernier vestige d’aisance. Il voulut se créer des ressources plus faciles à son découragement et à sa morose indolence : il engagea son petit avoir dans des spéculations qui furent malheureuses et ne lui laissèrent que des dettes. Il fut arrêté. Gertrude, pour le tirer de la prison, donna presque tout le petit héritage que lui avait laissé en mourant le père Lifford. Quand il fut libre, elle