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la bonne Mme Redmond et sa fille allaient partir pour Londres avec Maurice. Il semblait que rien ne manquait à sa désolation, lorsque, moins d’un mois après la mort de sa mère, M. Lifford fit appeler Gertrude dans sa chambre. Il s’excusa légèrement sur la nature de la communication qu’il avait à lui faire si peu de temps après le malheur qui les avait frappés ; mais des intérêts majeurs et pressans l’y obligeaient. Puis il lui annonça, de son ton sec et impérieux, qu’il avait accordé sa main à un noble espagnol, lequel arriverait le lendemain. Gertrude ne répondait pas. M. Lifford l’interrogea des yeux. « Voulez-vous avoir la bonté, lui dit-elle en le regardant fixement, de répondre à une seule question ? N’avez-vous reçu pour moi aucune autre proposition de la même nature ? — Aucune, répondit-il après avoir hésité un instant, qui méritât d’être prise en considération. — Vous avez donc reçu une demande, dit-elle avec le même calme affecté, d’Adrien d’Arberg ? » M. Lifford l’avoua. Le cœur de Gertrude ne l’avait pas trompée ; la voiture qu’elle avait entendue était bien celle d’Adrien, et M. Lifford eut la confusion de se voir forcé d’avouer qu’il avait trompé sa fille. Mais à quoi sert à Gertrude cette victoire qu’elle remporte sur M. Lifford ? à quoi lui sert d’écraser un moment d’un regard de révolte et presque de dédain un père dénaturé par des calculs de vanité et d’intérêt ? M. Lifford se venge d’elle. « Cet homme, lui dit-il, n’était pas digne de vous, et la preuve, c’est qu’au mépris des promesses dont vous parlez, il vous a abandonnée, » et il lui montre un passage d’un journal français qui annonce qu’Adrien d’Arberg est entré dans un séminaire. Gertrude ne prononce pas un mot. Foudroyée par la douleur, une seule pensée survit en elle : fuir cette maison odieuse. Après une nuit d’insomnie, aux premiers bruits du matin elle croit entendre l’arrivée de l’homme auquel on veut l’enchaîner. Elle sort ; elle court à la maison de Mme Redmond. La veuve était déjà partie pour Londres avec Mary Grey ; il n’y restait que Maurice, sur le point de partir aussi. Au lieu des consolations protectrices qu’elle allait y chercher, elle ne trouve dans le cottage à moitié abandonné que l’amour de Maurice, qui accueille son malheur avec des larmes de tendresse, des spasmes, de passion, des supplications ardentes. Maurice veut l’emmener à Londres. Si Gertrude part avec Maurice, il faudra qu’elle l’épouse. Abîmée dans l’angoisse du délaissement, elle se laisse aller à ce cœur malheureux qui l’a toujours aimée ; puis, ce qu’il lui faut en ce moment, c’est une vengeance de la tyrannie de son père, c’est une rupture éclatante, éternelle, outrageante avec ces préjugés auxquels M. Lifford la sacrifie. La fille d’une race des croisades devenir la femme d’un artiste ! quelle tache à l’écusson des Liffords ! A moitié entraînée par l’amour de Maurice, à moitié emportée par la révolte,