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pensionnat, scellées dans une boîte de plomb, les lettres de Graham, et avec elles elle croit ensevelir son cœur ; mais en ce moment le caractère de M. Emmanuel se dessine et s’éclaire pour elle d’une façon étrange. Elle admire l’intelligence de M. Paul, sous l’influence de laquelle son propre esprit se développe ; elle apprend que la vie strictement et fortement laborieuse de M. Paul est une vie de sacrifice, de sacrifice au souvenir d’un amour sublime. M. Paul, avec son travail, nourrit la mère, autrefois opulente, d’une jeune fille qu’il avait aimée, et qui est morte dans un couvent. Ces deux natures, celle de Lucy et celle d’Emmanuel, la protestante et le catholique, la rebelle et l’autocrate, se repoussent et pourtant s’attirent tour à tour, toutes deux sincères, vigoureuses et originales. Lucy et Emmanuel font une sorte de traité de fraternité. Lucy s’est accoutumée à cette étrange amitié, lorsqu’après bien des complications qu’il serait trop long de suivre, M. Emmanuel quitte Villette, et va aux colonies recueillir un héritage pour Mme Walravens, la vieille femme à laquelle il se dévoue. Encore une fois, Lucy se croit délaissée et se désespère ; mais l’amoureux bourru, sublime et napoléonien, a pourvu à l’avenir de Lucy. Il a loué pour elle une charmante maison dans un faubourg de Villette ; il y a installé le matériel d’un pensionnat ; puis, au moment où on le croit déjà parti, il va chercher Lucy Snowe, et la conduit dans son petit palais de maîtresse de pension, où elle doit, en l’absence de Paul, vivre et assurer son indépendance. Graham Bretton et Polly, qui est la riche fille unique d’un comte, se sont mariés, cela va sans dire ; Ginevra s’est laissé enlever par le fringant colonel du Hamal, et il n’y a rien là de surprenant ; enfin, comme on le devine, Paul, après trois ans d’absence aux colonies, épouse Lucy, qui a prospéré dans sa maison d’éducation, et qui reste Anglaise et protestante. C’est ainsi que Lucy, demeurée maîtresse d’elle-même, est l’artisan de son bien-être et de son bonheur. Il est vrai que, suivant la réflexion de Currer Bell, le bonheur ne lui arrive pas à l’heure qu’elle aurait choisi, ni sous la forme qu’elle aurait rêvée.

Tel est le profil de ce long roman. Au point de vue littéraire, les qualités qui le distinguent sont précisément ce qui échappe à l’analyse. Ce sont les scènes, détaillées avec minutie, qui donnent aux caractères une vivante et piquante réalité ; c’est le faire de l’auteur, qui relève d’un trait personnel, d’une touche originale et imprévue, les sujets qui paraîtraient les plus vulgaires. Ce sont ces ardeurs d’esprit et de plume qui éclatent à travers le prosaïsme systématiquement choisi des incidens et des situations. Mais j’ai hâte de mettre, en regard du roman de Currer Bell, l’œuvre de lady Fullerton.