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vous en sa présence, et demandez-lui avec foi la lumière dans vos ténèbres, la force dans vos pitoyables faiblesses, la patience dans vos peines extrêmes. Il viendra certainement une heure, quoique peut-être ce ne soit pas la vôtre, où les eaux suspendues couleront, où, sous une forme qui ne sera peut-être pas celle que vous aviez rêvée, que votre cœur aimait et pour laquelle il avait saigné, l’ange de la guérison descendra vers vous. Le paralytique et l’aveugle, le muet et le possédé seront conduits à la sainte piscine. Messager du ciel, viens vite ! » C’est ainsi que cette jeune âme, qui veut arriver au gouvernement d’elle-même, proteste contre l’agonie de délaissement et les spasmes de désolation qui l’ont jetée un soir haletante et fiévreuse dans un confessionnal. Tu te trompais, vieux prêtre, quand tu croyais à ses agitations qu’elle était de ces grandes désespérées qui ne trouvent le repos que dans l’humilité et l’obéissance catholiques : elle est pour cela trop savante à s’analyser, trop habile à se discipliner par la raison, trop fière et trop ferme dans sa frêle enveloppe de jeune fille ; elle est protestante, elle ne peut être autre chose.

Le roman n’est plus, à partir de ce moment, que l’histoire de la végétation et de la floraison laborieuse de cette âme protestante. L’époque la plus agréable de cette histoire est celle qui suit le renouvellement des relations de Lucy avec la famille Bretton. Lucy est comme un garçon pour Graham ; il la traite en camarade, la récrée, la conduit dans les musées, au concert, au théâtre, a des entretiens virils et fantasques avec elle ; mais Lucy se laisse gagner par un sentiment plus vif. Quand elle rentre au pensionnat de Mme Beck, elle demande à Graham de lui écrire pour la garder contre l’isolement de la pensée et du cœur. Graham lui écrit des lettres dont Lucy se fait un trésor, — où elle court dans ses momens de solitude et dont elle compte et savoure les paroles affectueuses avec une sournoise passion d’avare. Tous ces manèges se passent sous l’œil inquisiteur, pénétrant, sarcastique de M. Paul, dont Lucy prend plaisir à braver le despotisme. Lucy pouvait encore se laisser aller à une illusion qu’elle n’osait pas s’avouer, tant qu’elle n’avait pour rivale dans le cœur de Graham que la coquette et superficielle Ginevra : Graham avait reconnu le vide de cette jolie poupée, et s’en était détaché ; mais voilà qu’arrive à Villette la petite Polly du commencement, devenue une ravissante fée de dix-huit ans. Graham et Polly recordent promptement leur jeunesse à leur enfance, et sont vite amourachés l’un de l’autre. À ce moment, Lucy ressent encore la poignante morsure de la solitude morale ; entre le délicat et gracieux amour de Polly et de Graham et l’amourette écervelée de Ginevra et de du Hamal, Lucy retombe un instant dans l’abandon : elle enterre dans le jardin du