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à la véritable église. Vous étiez faite pour notre foi ; croyez que notre foi seule peut vous secourir et vous guérir. Le protestantisme est trop sec, trop froid, trop prosaïque pour vous. Plus j’envisage cette affaire, mieux je vois qu’elle sort de la règle commune des choses. Pour rien au monde, je ne voudrais vous perdre de vue ; allez, ma fille, quant à présent, mais revenez me voir.

« Je me levai et le remerciai. Je me retirais, lorsqu’il me fit signe de revenir.

« — Vous ne viendrez pas dans cette église, me dit-il, je vois que vous êtes malade, et cette église est trop froide. Venez me voir chez moi. Je demeure (et il me donna son adresse). Soyez-y demain à dix heures.

« Je ne répondis à ce rendez-vous qu’en m’inclinant. Je baissai mon voile, je rassemblai mon manteau et je partis. Avais-je l’intention, supposez-vous, de m’aventurer encore une fois auprès du digne prêtre ? Pas plus que de traverser la fournaise de Babylone. Ce prêtre avait des armes qui pouvaient agir sur moi : il était tendre d’une sentimentalité française, à la douceur de laquelle je savais n’être point impénétrable. Il n’y avait rien en moi qui eût pu me donner la force de résister. Si j’étais allée à lui, il m’aurait montré tout ce qu’il y a de tendre, de consolant et de gentil dans l’honnête superstition papiste ; puis il aurait essayé de me lier, de me pousser, de m’éperonner au zèle des bonnes œuvres. Je sais comment tout cela aurait fini. Si j’étais allée rue des Mages, n° 10, le jour convenu, il se pourrait bien qu’aujourd’hui, au lieu d’écrire ce récit hérétique, je fusse à compter les grains de mon chapelet dans la cellule d’un certain couvent de carmélites, sur le boulevard de Crécy, à Villette.

« Le crépuscule s’était éteint dans la nuit, les réverbères avaient été allumés avant que je ne sortisse de la sombre église. Il m’était possible maintenant de retourner à la rue Fossette ; mais je m’étais engagée dans une partie de la ville qui m’était inconnue : c’était le vieux quartier, plein de rues étroites, bordées de maisons pittoresques, anciennes, effondrées. J’étais trop faible pour réagir, trop insouciante de ma santé pour être prudente. Je m’embarrassai et me noyai dans un réseau de tours et retours inconnus. J’étais perdue, et je n’avais pas assez de résolution pour demander mon chemin à un passant.

« La tempête, qui s’était un peu ralentie au coucher du soleil, rattrapait maintenant le temps perdu. Le vent courait et tonnait horizontalement du nord-ouest ; il emportait la pluie comme une poussière, et lançait par moment des grêlons comme les plombs d’un fusil. Il était froid et me perçait. Je baissais la tête pour l’affronter, mais il me repoussait. Le cœur ne me manqua pas dans cette lutte ; j’aurais voulu pouvoir voler et monter sur l’ouragan, étendre et reposer mes ailes sur sa force, aller à sa course et m’emporter où il se précipitait. Au milieu de ce rêve, je me sentis tout à coup froidir et faiblir de plus en plus. J’essayai d’atteindre le porche d’un grand édifice tout près de là ; mais la massive façade et la tour géante s’obscurcirent et s’évanouirent à mon regard. Au lieu de tomber sur les marches, comme je voulais, il me sembla que je plongeais, la tête en bas, au fond d’un précipice. Je ne me souviens plus du reste. »

Lucy se réveille de son évanouissement dans une jolie chambre où