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de fête, quoiqu’il soit visible à sa modeste réserve qu’elle se sent là dans un milieu plus élevé que sa condition ordinaire. Ce tranquille intérieur reçoit un beau jour une nouvelle hôtesse. Un M. Home, qui a récemment perdu sa femme, une femme dissipée, folle de plaisirs, et qui va partir pour un voyage, vient confier sa petite, fille à son amie, Mme Bretton. Curieux et intéressant petit être, cette enfant !

— Comment vous appelle-t-on ?

— Missy.

— Mais vous avez un autre nom ?

— Papa m’appelle Polly.

Polly est une petite enfant jolie, délicate, frêle, une miniature. Elle a un sérieux d’intelligence et de manières et une précocité de sentiment qui amusent et qui touchent. C’est une charmante poupée sentimentale, avec des airs de petite femme. Elle aime passionnément son père, et l’on croit qu’elle ne se consolera jamais de son départ ; mais peu à peu elle reporte sur John Graham le trésor d’affection et de sensibilité qui échauffe son petit cœur. Elle sert de joujou à l’écolier rieur, qui la lutine et qui la caresse. Graham l’enlève comme une plume, la fait pirouetter ou la balance au-dessus de sa tête ; Graham lui prête ses livres illustrés et lui fait réciter des vers ; Graham la fait monter sur son poney. Polly a mille gentilles sollicitudes pour Graham, auxquelles souvent l’insouciant garçon ne prend pas garde ; alors Polly est malheureuse, et, quand Graham travaille le soir au salon, elle se blottit à ses pieds comme un épagneul, épiant un regard sans l’obtenir. Enfin, lorsque M. Home vient enlever sa fille pour la conduire sur le continent, la douleur de Polly, plus contenue, n’est pas moins vive au fond que lorsqu’on l’a amenée dans cette maison, qui n’est plus pour elle étrangère. Lucy Snowe a vu et compris seule peut-être ces scènes de sentimentalité enfantine. Elle n’y joue d’autre rôle que de consoler cette singulière et gracieuse Polly ; mais ces souvenirs restent dans sa mémoire comme les plus frais tableaux de son enfance, et c’est par-là qu’elle commence son récit, car Villette, comme la Jane Eyre du même auteur, est une autobiographie.

Huit années après, Lucy Snowe entre dans les épreuves de la vie. Par un accident qu’elle n’explique pas, elle se trouve réduite à se suffire à elle-même. Elle est seule depuis longtemps ; des circonstances indépendantes de sa volonté ont interrompu ses relations avec Mme Bretton. Elle a d’ailleurs entendu dire que Mme Bretton et son fils, qui a pris une profession libérale, ont quitté leur petite ville pour Londres. Dans sa pénurie, Lucy Snowe est forcée d’accepter une place de demoiselle de compagnie ou plutôt de garde-malade auprès d’une riche vieille fille. C’est une triste existence que mène