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et coulante ; sa langue et sa phrase se rapprochent davantage du génie français. La différence est plus saisissante encore dans la nature et les tendances morales de ces deux femmes distinguées. Currer Bell a un mélange d’ardeur contenue et d’ironie, une sorte de force virile ; les luttes où elle se plaît sont celles où l’individu abandonné à lui-même, seul, n’a pour se défendre que son énergie intime ; elle ne raconte que les combats de la volonté et les victoires de la liberté ; elle prêche avec un orgueil de Titan la force morale de l’âme humaine ; il y a dans ses livres la vigueur et l’originalité, jamais les larmes ; elle étonne, elle intéresse, mais elle n’attendrit pas ; elle est protestante jusqu’à la dernière fibre du cœur. Lady Fullerton est au contraire une âme féminine ; elle est de celles qui ont été transpercées par le glaive des tendresses religieuses, cujus animam gemenlem pertransivit gladius. Elle connaît, on le voit bien au charme avec lequel elle sait les peindre, les curiosités fiévreuses de la jeunesse et de la beauté qui aspirent en un seul désir tous les enchantemens de la vie, et ces novices ambitions de l’âme qui croit pouvoir conquérir ici-bas le bonheur ; mais elle ne raconte que les catastrophes tragiques de la présomption humaine : elle humilie et attendrit l’orgueil, la volonté et la liberté de l’homme sous la main de Dieu, pour relever l’homme par la religion ; les héros superbes de ses romans, elle les brise par le malheur, elle les transforme par l’aveu de leur erreur et le repentir ; elle est, sans affectation et sans bigoterie, toute pénétrée de la grâce du prosélytisme catholique.

On va suivre ce contraste dans l’analyse des deux romans. Je commence par Villette et par Currer Bell.


I

On est dans une petite ville d’Angleterre. L’héroïne de Villette, Lucy Snowe, est venue passer quelques mois chez sa marraine, Mme Bretton. Lucy Snowe est une jeune fille silencieuse, qui couve en dedans ses impressions. Elle aime la calme maison de sa marraine : vastes et paisibles appartemens, meubles bien en ordre et bien tenus, grandes fenêtres aux vitres claires et luisantes, un balcon qui s’ouvre sur une belle rue antique, sans bruits, et dont le pavé a ce lustre particulier de propreté qui fait qu’à voir les rues des petites villes, on croirait qu’il y règne un perpétuel dimanche. Mme Bretton est une veuve aisée, une matrone toujours bonne et encore fraîche et belle ; son fils unique, Graham Bretton, est un grand, robuste et jovial garçon qui est en train de terminer ses études. Lucy Snowe vient deux fois par an chez sa marraine, et c’est pour elle un temps