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dans le cours de sa lente agonie les clameurs d’une tribune qu’il avait su dompter moins par sa parole que par ses actes, quoique les niais y vinssent opiniâtrement faire la courte échelle aux factieux. Aux violences de la presse et aux prédications incendiaires, il opposa la loi sur les crieurs publics et l’action des tribunaux ; aux déclamations parlementaires, il opposa de grossières et perpétuelles contradictions entre les discours et la conduite ; il montra l’opposition condamnée par le sentiment public à professer le respect de la paix, lorsqu’elle réclamait chaque jour des mesures dont la guerre était la manifeste conséquence, et son brusque bon sens plaça des adversaires plus habiles, mais moins convaincus que lui-même, dans l’alternative de nier le but auquel ils tendaient pour ne pas alarmer le pays, ou cle le confesser audacieusement avec la certitude de provoquer contre eux une réaction universelle.

Lorsqu’au mois de mai 1832, Casimir Périer mourut épuisé de colère et de lutte, la monarchie de la branche cadette était fondée, et la bourgeoisie française avait enfin pris possession incontestée de cette puissance publique à laquelle elle aspirait avec une ardeur si impatiente depuis la première assemblée des notables. Tenant l’ancienne aristocratie pour anéantie et la démocratie pour impuissante, en pleine jouissance des formes politiques proclamées par elle comme les meilleures, la bourgeoisie n’allait plus avoir à combattre que contre elle-même, car l’opposition parlementaire représentait en réalité les mêmes intérêts sociaux que ceux de l’opinion dominante, et il n’y avait guère de différence entre l’éducation du parti conservateur et celle du parti qui aspirait alors à la dénomination de progressiste. Ici s’ouvrait donc une phase toute nouvelle dans l’existence politique de cette classe puissante et nombreuse. La bourgeoisie allait exercer le pouvoir avec les habitudes d’esprit que le scepticisme philosophique avait imprimées à la génération antérieure, et que l’ère révolutionnaire avait renforcées pour la génération présente ; elle allait tenter l’établissement d’un gouvernement libre sans croyances religieuses, sans traditions domestiques, sans indépendance personnelle, et aborder la vie publique sous l’influence des vanités jalouses qui, chez ses chefs même les plus illustres, s’élevaient rarement jusqu’à la hauteur de l’ambition. À défaut d’ennemis, elle allait rencontrer devant elle ses propres faiblesses, épreuve nouvelle dont nous aurons à retracer les phases diverses et les périlleuses difficultés.


LOUIS DE CARNE.