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à délibérer sur les affaires publiques. La puissance de la parole est toujours en proportion de la liberté.

Je reviens très content de ma visite au Collège libre avec le colonel…, qui a bien voulu m’accompagner. Il y a, dit-on, aux États-Unis plusieurs milliers de colonels, et quand au parterre on appelle quelqu’un par ce titre, vingt personnes se lèvent. On le conçoit quand on sait comme un régiment de milice s’organise. Des gentlemen se réunissent et se distribuent les grades, quelquefois le colonel n’accepte qu’à la condition qu’il nommera ses officiers, puis on recrute des volontaires ; mais le colonel… avait un avantage hors ligne : il est sorti de West-Point, l’école polytechnique des États-Unis, qui, sans égaler son modèle, est l’établissement de haute instruction de beaucoup le plus remarquable de l’Union, et le seul qui relève du gouvernement central. Maintenant le colonel… a quitté les armes pour les affaires et s’est fait avocat (lawyer). Je crois que sa fortune le dispensait d’exercer aucune profession, que celle-ci ne l’occupe pas beaucoup, et qu’il a obéi à une exigence de l’opinion qui, contrairement à l’ancien préjugé des peuples aristocratiques, fait ici du travail un honneur et un devoir. Comme un gentilhomme eût autrefois caché qu’il était intéressé dans une entreprise commerciale, un citoyen des États-Unis déguise son loisir pour ne pas déroger à la dignité du travail : démocratie oblige.

À propos de démocratie, je revenais avec le colonel… en suivant une rue qui s’appelle Bowerie-Street. Il m’a dit : — Vous voyez bien cette rue ; c’est elle qui, à New-York, divise la société en deux classes : ceux qui n’ont pas fait fortune demeurent à l’est de Bowerie-Street, ceux qui ont fait fortune passent à l’ouest. — Et si l’on est ruiné ? — Eh bien ! on repasse à l’est.

J’irai demain à West-Point, chargé de lettres de recommandation par l’obligeant colonel…, et de là jusqu’à Albany, chef-lieu politique de l’état de New-York, le tout sur un de ces grands bateaux à vapeur qui remontent l’Hudson, et en contemplant les bords de ce fleuve, qui est, dit-on, le Rhin des États-Unis.


J.-J. AMPERE.