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replier jusque sur la rive droite de la Delaware, reprit l’offensive, et, traversant le fleuve, qui charriait des glaces, vint sur la rive gauche frapper un coup décisif. Les débris d’une armée de volontaires et de milices mal disciplinées, mal armées, à peine chaussées et vêtues, battirent trente mille hommes de troupes régulières.

Dans le tableau, Washington, sur une barque, au milieudu fleuve, qu’enveloppe à demi la brume et dont on brise la glace, a l’œil fixé sur la rive où il va attaquer l’ennemi ; il la regarde bien. Seulement j’aurais mieux aimé qu’on ne le vît pas de profil. Les hommes qui poussent la barque à travers les glaçons sont réellement à l’œuvre ; leur action est vraie. Autour de la figure principale se pressent quelques officiers. Celui qui porte un uniforme blanc et un bonnet m’a frappé par l’énergie que son visage exprime. L’effet de brume m’a semblé un peu fantastique ; mais l’ensemble du tableau est bien composé, et je le trouve peint avec une certaine vigueur. C’est en somme un estimable tableau d’histoire. Jusqu’ici, je n’en ai pas vu beaucoup en Amérique, j’ai même le malheur de ne pas avoir infiniment admiré West en Angleterre. Ce qui, dans la peinture aux États-Unis, excite surtout mon intérêt, c’est le paysage ; c’est là que je trouve le plus de tentatives originales, et il doit en être ainsi. En effet, les Américains ont à peindre une nature à part. Les formes de leurs montagnes ont quelque chose de singulier ; la végétation est très riche et très différente de toute autre végétation ; les teintes que les feuilles prennent en automne produisent des aspects entièrement nouveaux pour un Européen. Enfin la lumière a dans ce pays une vivacité, et l’air une transparence que j’ai eu souvent occasion d’admirer, et en même temps cet air, cette lumière sont de telle nature que les contours des objets apparaissent avec une précision un peu dure. Les artistes indigènes ont cherché à rendre ces particularités du paysage américain, et me semblent avoir quelquefois réussi. Ces particularités mêmes de la nature transatlantique offraient aux peintres qui voulaient la reproduire un écueil, et ils ne l’ont pas toujours évité. Certains tons rouges et sanglans que j’ai bien reconnus, pour les avoir vus dans les couchers de soleil à mon arrivée en Amérique, devaient être rendus, mais sans exagération. Il ne fallait pas les outrer, et peindre, par exemple, des vaches qui ressemblent à des écrevisses. En général le rouge domine dans beaucoup de ces tableaux. Voici une chasse de buffles dans la prairie : le ciel est rouge, la terre est rouge, les buffles sont rouges. La couleur des Peaux-Rouges a déteint sur le paysage.

Ce n’est pas tout de copier exactement la nature, il faut savoir l’interpréter. Le peintre, en imitant, doit choisir et conserver le caractère du paysage en l’embellissant. Eh bien ! il arrive aux paysagistes américains