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1,500,000 membres ; les femmes, les jeunes gens ont formé des sociétés de tempérance. Enfin la volonté générale sur ce point s’est manifestée par des actes législatifs. Ainsi dans l’état du Maine la vente des spiritueux est absolument interdite, sauf, en cas de maladie, sur une ordonnance de médecin, ou pour servir dans les arts. Rien ne montre mieux l’empire absolu de la majorité sur l’individu. Dans son organisation spartiate de Salente, Fénelon a placé une disposition pareille parmi beaucoup de lois somptuaires et d’autres règlemens en matière d’industrie et de commerce, tous très restrictifs de la liberté. Mettre un peuple à l’eau peut être une tyrannie salutaire ; mais, à coup sûr, c’est une tyrannie qu’aucun souverain absolu de l’Europe ne pourrait se permettre.

Ce qui est bien digne de remarque, c’est que ce soit dans un pays où le grand nombre règne qu’on ait ainsi interdit l’objet de la passion du grand nombre. Du reste, on s’y est parfaitement soumis, et le maire de Portland, capitale de l’état du Maine, félicite en ce moment ses concitoyens des bons effets de la loi, qui a diminué les crimes et le paupérisme dans la cité. À Bangor, seconde ville du même état, un watchman a déposé que, depuis que la loi est en vigueur, c’est-à-dire depuis trois mois, le violon (watch-house) et la prison sont presque vides, que la police n’a pas fait une seule arrestation, et cet état de choses forme le contraste le plus parfait avec les scènes de violence qui troublaient sans cesse les rues de la même ville l’hiver dernier.

Il y a un parti considérable qui travaille à introduire la même interdiction dans l’état de New-York. On avait déjà essayé de l’y établir, à l’exception des villes ; mais l’influence des négocians intéressés au commerce des liqueurs l’a emporté sans décourager leurs adversaires. Voilà où en est cette campagne contre l’ivrognerie, entreprise il y a moins de trente ans, et qui a déjà fort entamé l’ennemi, car en 1836 on comptait douze mille ivrognes notoires qui s’étaient corrigés. M. Gough a prononcé un discours qui contenait beaucoup de bonnes choses, mais qui auraient gagné, ce me semble, à être dites plus simplement, avec moins d’éclats de voix et moins de contorsions. On ne saurait employer à prêcher la tempérance une éloquence moins tempérée, et véritablement on aurait cru parfois l’orateur sous l’empire du poison qu’il maudissait. À travers toutes ces violences, il y a eu des momens d’un grand eifet, quand le Bridaine américain a parlé de ceux qui croient qu’on peut s’arrêter sur la pente de l’ivrognerie. Amenant là une image qui était peut-être disproportionnée au sujet, il a dit : « C’est comme un homme qui descendrait les rapides au-dessus de la chute du Niagara, auquel on crierait : Arrête ! arrête ! et qui répondrait : Je m’arrêterai plus loin. » Et