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séparent Manon-Djaya du chef-lieu de la régence de Soumedang.

Nous avions à gravir, pour réaliser ce projet, les crêtes escarpées dont le versant oriental s’abaisse jusqu’aux provinces de Krawang et de Chéribon. C’est peut-être la partie la plus sauvage et la plus pittoresque des Preangers. Pendant plusieurs lieues, on n’aperçoit que des pics ardus ou des gorges profondes. La route, suspendue et comme accrochée aux lianes de la montagne, surplombe à chaque pas un précipice. Toute trace de culture a disparu. Privé de travail et par conséquent de salaire, le peuple de ces misérables districts n’a plus même de haillons pour couvrir sa nudité. C’est un sol qu’on croirait frappé de la colère du ciel ; en descendant de ces plateaux stériles, il nous sembla retrouver la terre de Chanaan. La nuit étendait déjà ses ténèbres sur la campagne, et ce fut à la clarté des torches que nous fîmes notre entrée dans Soumedang. Le lendemain, nous nous dirigions dès le point du jour vers Bandong. Nous avions à peine dépassé la frontière des deux régences, que nous rencontrâmes les avant-postes de la grande armée de piqueurs qui tenait la campagne. À plusieurs lieues à la ronde, les cerfs avaient été rabattus dans la plaine. Une ligne de Javanais gardait le pied des montagnes, une autre ligne était échelonnée sur la route ; c’était un véritable parc entouré d’une muraille vivante. Au centre de la plaine, on avait élevé pour nous recevoir un pavillon improvisé que supportaient quatre piliers de bambou et auquel on parvenait par une échelle ; de là on pouvait découvrir une immense étendue de terrain et suivre sans fatigue les progrès de la chasse.

Le régent de Bandong est le prince le plus opulent de Java ; il touche annuellement sur la récolte du café une remise évaluée à plus de 300,000 francs ; il a en outre la dîme des rizières et le droit de requérir, quand bon lui semble, les services de ses administrés. Quelques années avant notre arrivée à Java, l’assistant résident avait été poignardé dans un désordre populaire. On soupçonna le régent d’avoir été l’instigateur du crime, ou du moins on l’en rendit responsable. Le gouvernement hollandais le dépouilla de ses dignités ; mais il ne lui chercha point un successeur dans une autre famille. Le fils aîné du régent dépossédé prit à l’instant sa place, pendant que le vieux prince oubliait sa chute officielle dans les doux loisirs d’une tranquille opulence. Le régent disgracié et le régent en titre étaient tous deux à cheval quand nous arrivâmes au lieu du rendez-vous. Sans le turban qui enveloppait leur front bronzé, on les eût pris pour des cavaliers numides, tant ils semblaient faire corps avec les fiers coursiers qui piaffaient sous eux. Assis sur une selle sans étriers, le klewang à la ceinture, ces deux princes javanais me faisaient oublier le régent énervé de Tjanjor. Je retrouvais de l’énergie dans leur